Chroniques

par bertrand bolognesi

Goyescas d’Enrique Granados
récital Joaquín Achúcarro

Auditorium du Musée d’Orsay, Paris
- 9 décembre 2004
le compositeur espagnol Enrique Granados
© dr

Entendu dernièrement dans un programme de musique espagnoleà la Maison ronde [lire notre chronique du 11 septembre 2004], nous retrouvons le pianiste euskarien Joaquín Achúcarro au Musée d’Orsay où il présente une intégrale des Goyescas qu’Enrique Granados [photo] composait entre 1909 et 1913. Si, de temps à autre, l’on peut goûter l’une ou l’autre de ces pièces, il reste rare d’entendre le cycle entier, véritable « opéra sans paroles », comme put le faire plus tard Leoš Janáček. Avant de jeter ses doigts sur le clavier, Achúcarro prend soin d’orienter notre écoute de Los majos enamorados, afin d’en faire vivre l’expérience comme le déroulement d’un conte noir et passionné.

Dès l’abord, il offre une articulation légèrement lourde à une sonorité présente, toujours généreuse et solide, dont la pâte est magistralement entretenue. Déjà l’on sait que l’interprétation ne s’attifera ni de poses ni de masques, ne perdra aucune de ses forces dans d’inutiles finasseries, bref : se gardera de tout maniérisme. Les délicats Requiebros révèlent des qualités de fin mélodiste et un engagement expressif total qui font oublier quelques inexactitudes de la main droite dans les passages requérant plus d’énergie. Ici, le compliment ne s’écoute pas lui-même mais se livre à une cour toujours loyale de la belle, dans une franche simplicité qui marque favorablement tout le concert.

Le Coloquio en la reja (soit La conversation à la grille de la fenêtre) bénéficie d’un art de la nuance toujours aimablement dosé, écho prolongé d’un romantisme exacerbé. Là encore, aucune complaisance minaudière : le sentiment amoureux est évoqué comme une chose sérieuse qui force un grave respect. Le pianiste caractérise les contrastes bondissants du Fandango del candil, éclaire d’une poésie raffinée et sensible La maja y el ruiseñor qui laisse rêveur...

« Je voudrais donner une note personnelle, un mélange d’amertume et de grâce, et je désirerais qu’aucune de ces deux phases ne l’emporte sur l’autre dans une atmosphère de poésie raffinée : grande valeur mélodique et rythme tel qu’il absorbe souvent toute la musique. Le rythme, la couleur et la vie nettement espagnols ; la note de sentiment aussi soudainement amoureuse et passionnée que dramatique et tragique, ainsi qu’elle apparaît dans toute l’œuvre de Goya » : c’est ainsi que Granados lui-même exposa son projet, faisant se rencontrer Chopin et les contrastes de lumière du soleil ibérique.

Après une courte pause, l’artiste s’attèle à la phase la plus sombre du recueil et engage sur un chemin chargé d’émotion la chaotique balade El amor y la muerte : plus un toussotement, personne ne bouge, tous sont suspendus au mouvement de mains qui se font fascinantes conteuses, avec un sens juste du drame. Rejetant la tentation lisztienne de souligner le possible grotesque d’une danse de fantôme, le pianiste assène une Serenata del espectro savamment dosée où la visite est presque rendue naturelle, sans horreur ni déchirement, paraît de fait vécue comme un privilège de l’amour véritable que ne saurait effacer la mort.

Avec une suave maestria, Joaquín Achúcarro termine son récital par le brillant El Pelele, gentiment anecdotique, comme pour chasser les idées noires. Mais, la salle ne le laissant pas partir si tôt, encore remercie-t-il cet accueil chaleureux par rien moins que quatre bis : le Nocturne pour la main gauche Op.9 n°2 de Scriabine, une Valse et une Étude de Chopin, et Clair de Lune (extrait de Suite bergamasque) de Debussy.

BB