Chroniques

par bertrand bolognesi

Idoménée
tragédie lyrique d’André Campra

Atelier Lyrique de Tourcoing, Théâtre municipal
- 14 mars 2004
Danièle Pierre photographie Idoménée, tragédie lyrique de Campra, à Tourcoing
© danièle pierre

C’est une initiative autant intéressante qu’excitante que propose l’Atelier Lyrique de Tourcoing en produisant deux opéras construits à partir d’un argument (sinon d’un livret) commun. Le propos n’est ni d’opposer ni de comparer les deux œuvres, mais de présenter un parallèle qui prend une dimension particulière lorsqu’on sait qu’une seule équipe réalise les deux spectacles. Et, dans les mises en scène – on devrait d’ailleurs plutôt dire LA mise en scène – de Christian Baggen, le parallèle est loin d’être neutre.

Il était une fois...
Aventures de Télémaque de François Fénelon, à l’aube du XVIIIe siècle. Le dramaturge dijonnais Prosper Crébillon, qu’on dit aujourd’hui Crébillon Père, fait ses premières armes avec La mort des enfants de Brutus qui le ridiculise en 1703. Il connaîtra quatre ans plus tard le succès qui fera de lui l’un des tragiques les plus estimés de son temps avec Atrée et Thyeste auquel une étape importante l’achemine : Idoménée, dont il a puisé le sujet dans lesdites Aventures.

La tempête égare le roi de Crète Idoménée de retour de la campagne troyenne, l’apeure ainsi que ses hommes, tous croyant arriver la dernière heure. Il appelle Neptune auquel il fait ce terrible vœu : « si tu me fais revoir l’île de Crète malgré la fureur des vents, je t’immolerai la première tête qui se présentera à mes yeux ». Le dieu des mers calme la tourmente. Idoménée aborde le tant désiré rivage. La victime du sacrifice promis ne tarde pas à se montrer : son propre fils.

L’auvergnat Antoine Danchet s’atèle à l’écriture d’un livret pour Idoménée dont la musique sera composée par André Campra, opéra créé à l’Académie royale de Musique de Paris au début de cette année 1712 qui verrait le dramaturge gagner le cinquième fauteuil de l’Académie Française, grâce à la protection des savantes Tencin et Ferriol.

La troyenne Ilione, fille de Priam, est captive en Crète, où elle dut repousser les assauts amoureux d’Idoménée. Le fils du roi, Idamante, est promis à Électre, mais lui préfère la Troyenne qui s’avoue charmée. Pour lui plaire, il gracie les prisonniers de Troie. Le roi et ses équipiers débarquent enfin. Idamante est le premier homme qu’il voit après avoir mis pied à terre : il doit donc le sacrifier à Neptune. Dans un premier temps, lorsqu’il le réalise, il le fuit. Fêté par les crétois, le retour du roi est aussi une garantie pour Électre : lui mort, Idamante aurait pu choisir Ilione, tandis qu’il est aujourd’hui tenu à la fois par les projets politiques et les amours du souverain. Dans l’espoir de lui substituer un animal consacré sur l’autel de Neptune, Idoménée expédie son fils en Grèce pour escorter Électre. Mais le dieu ne renonce pas : il envoie un monstre marin qui menace de décimer la population. S’inclinant devant le courage du jeune prince qui parvient à tuer la créature furieuse, son père lui accorde la main d’Ilione et renonce à la couronne en sa faveur. Mais la double cérémonie est interrompue par une folie qui s’empare d’Idoménée. Dans ce grand égarement, il tue son fils. Lorsque l’esprit lui revient, la troyenne l’empêche de se tuer – sa punition sera, au contraire, de souffrir longtemps du souvenir de son crime.

En septembre 2002, nous avions eu le plaisir d’entendre la tragédie lyrique de Campra lors d’un concert en l’Abbaye de Royaumont : Jean-Claude Malgoire y dirigeait La Grande Écurie et la Chambre du Roy et une équipe de jeunes chanteurs que l’on retrouve aujourd’hui. On goûte la belle vocalité de la Vénus de Caroline Mutel et l’élégance du phrasé d’Estelle Kaïque qui campe une Électre hautaine des plus antipathiques, mais dont la diction ne permet pas de jouir pleinement de la poésie de Danchet. L’Idoménée d’Olivier Heyte est généreusement sonore, parfois appuyé, du coup pas toujours stable, tandis que le ténor Carl Ghazarossian prête à Idamante une voix agile au timbre léger. Signalons également la belle prestation d’Alain Bertschy dans le rôle d’Arcas.

La vraie rencontre de cette scène demeure Delphine Gillot qui offre un timbre d’une délicieuse chaleur au service d’un chant toujours bien mené : elle présente une Ilione attachante dont la présence est évidente.

Christian Baggen a conçu un espace commun aux deux ouvrages.
Un monument aux « morts pour la Grèce » (un poilu) situe dès l’abord la situation politique. La rivalité entre Idoménée et Idamante y pose l’éternelle interrogation : les fils doivent-ils tuer les pères pour qu’ils ne les tuent pas ? La guerre serait-elle une vaste machine édifiée par des pères rivaux – jaloux de la vie, de l’énergie, de la virilité, etc. – pour éliminer les fils. En d’autres termes, les pères mangent-ils leurs fils ? La suggestion d’une contemplation des réponses à ces dilemmes est sous-entendue dans le cérémonial malséant des installations de chaises pour assister à un spectacle dans le spectacle.

En fosse, Jean-Claude Malgoire affirme une nouvelle fois sa perception éclairée de l’œuvre du Provençal, après Tancrède, il y a quelques années. Bravi particuliers à Vincent Robin à la musette et à Sébastien D’Hérin au pianoforte.

BB