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Chroniques
Innocence
opéra de Kaija Saariaho
Un restaurant, en Finlande, le soir. Dans la salle du rez-de-chaussée, un banquet de noces. Les cuisines sont juste à côté. Au-dessus, des clients isolés ou en couple dînent loin des réjouissances familiales. Pourtant, dès ces premiers instants du nouvel opéra de Kaija Saariaho, les sourires forcés, la claire absence de liesse interroge le mariage. Le décor de Chloe Lamford tourne peu à peu sur lui-même, révélant d’autres espaces, comme le hall de l’établissement, les escaliers, le débarras des cuisines, etc. Au fil de cette giration, l’occupation des lieux modifie radicalement leur emploi. C’est assez vite face à un lycée international que le public se trouve. Des adolescents y ont subi l’épouvante. Ils ne parviennent pas à partager sur le sujet, chacun ayant vécu l’événement différemment. La peur a suscité des réflexes d’entraide ou de repli, irraisonnés, les uns et les autres instinctifs, sans doute. Tour à tour salle de classe, sous-sol du restaurant, toilettes de l’école, etc., les espaces tournent toujours plus, au fil d’une narration qui progresse par fragment. Que s’est-il donc passé ? Quelle relation entre l’union de Stela et Tuomas et le souvenir d’une atrocité d’abord non dite ?
Sofi Oksanen invite volontiers les circonstances historiques dans l’histoire individuelle des personnages de ses fictions – confrontation entre occupation allemande et communisme soviétique dans l’Estonie des années quarante (Quand les colombes disparurent), effondrement de l’URSS et retrait des forces russes de l’Estonie (Purge), etc. À partir d’une sorte de charte fixée par la compositrice dont la première idée, pour cette œuvre, était La dernière Cène de Léonard de Vinci – « avec ses treize personnages : nous les connaissons tous, nous savons pourquoi ils sont là, mais je voulais que l’on entende chacun exprimer son point de vue sur le drame qui est en train de se dérouler », confie-t-elle à Timothée Picard (brochure de salle) – et un désir de mêler plusieurs langues, la romancière a imaginé un contexte particulier. Dix ans avant le mariage, un élève du lycée international prit ses camarades pour cibles. Contrairement à la plupart des cas, il ne s’est pas supprimé une fois réalisée la tâche fixée – à travers son remarquable essai, le philosophe Bifo Berardi éclaire précisément sur le sujet (Heroes: Mass Murder and Suicide, Berardi, 2015 ; traduction française de Paulin Dardel, Tueries, forcenés et suicidaires à l’ère du capitalisme absolu, Lux, 2016).
Parce qu’une serveuse est tombée malade au dernier moment, le restaurant a fait appel à Tereza, proche de la famille du meurtrier au moment du drame où elle a perdu sa propre fille, Markéta. Il lui est insupportable de reconnaître les parents du criminel désormais libéré de prison, qui recommence ailleurs une nouvelle vie, et son frère cadet, le fiancé. Dans une subtile ambiance crépusculaire – James Farncombe signe la création des lumières –, nous faisons connaissance avec le peu de convives, mais encore avec l’enseignante, présente le mauvais jour, qui dès lors n’a plus cru en l’importance du savoir ni de sa transmission, et avec les survivants, voire avec certaines victimes. Stela a été soigneusement tenue dans l’ignorance de ce passé-là. Lorsqu’il lui est parfois arrivé de surprendre Tuomas téléphoner à quelqu’un, en catimini et à des heures tardives, elle a imaginé que son cœur était encore partagé entre deux amours, elle a tout mis en œuvre pour devenir la seule femme. Alors que les étudiants hantent la tournette scénique, les révélations vont bon train. Et lorsque la jeune Roumaine, avec le soutien du pasteur, croit encore en la capacité de son amour à accepter le drame, son mari et sa famille, ce dernier avoue son admiration pour le tueur, mais encore sa complicité, bien que, le jour venu, il n’ait pas eu le cran de faire sa part du massacre prévu.
Le titre de l’ouvrage ?
La culpabilité est omniprésente dans cette trame bouleversante. Celle du père qui a élevé ses fils dans la fascination des armes à feu et leur a montré, très jeunes, comment s’en servir. Celle de la mère qui se demande ce qu’elle n’a pas bien fait, pourquoi elle a engendré un monstre. Mais encore celle de Markéta, moins ange qu’elle ne paraît dans l’idéalisation posthume par Tereza : elle a stigmatisé la tête de grenouille du futur assassin par une chanson moqueuse et insultante, ce qui a invité nombre d’élèves à faire subir au garçon la violence de l’humiliation physique et de la nudité forcée. Coupable, encore, un professeur du lycée, beau-père de l’amie française de l’adolescent : il venait « examiner la croissance de mes seins » (livret). Coupable, cette amie, complice volontaire frustrée d’être écartée au dernier instant d’une action à laquelle elle rêvait de participer. Coupable, donc, certaines victimes elles-mêmes, et les survivants d’avoir survécu, peut-être. Coupable, aussi, le Pasteur qui ne parvient pas à comprendre, par-delà sa volonté de venir en aide au tueur. Coupable, enfin, l’incommensurable horreur qu’atteint notre rapport au monde – « …dans mon deuxième opéra, Adriana Mater, j’ai abordé la question de l’expérience de la violence en temps de guerre. Il faut aussi parler de la manière dont la violence jaillit au sein même des sociétés en temps de paix », précise Saariaho (même source). Cette saine lucidité pourrait être l’écho de certains penseurs de notre cruel aujourd’hui – Christopher Lasch (The Minimal Self, Norton, 1982 ; traduction française de Christophe Rosson, Le moi assiégé : essai sur l’érosion de la personnalité, Climats, 2008) et Anselm Jappe (La société autophage : capitalisme, démesure et autodestruction, La Découverte, 2017), entre autres.
Après huit ans de travail, dont trois à écrire la partition, ce vaste projet, qui mobilisa grande énergie, devait voir le jour à l’été 2020, mais cette édition du Festival d’Aix-en-Provence, commanditaire de l’œuvre avec les opéras d’Amsterdam, Helsinki, Londres et San Francisco, ne put avoir lieu. Retardée d’un an, la création d’Innocence, cinquième opéra de Kaija Saariaho [lire nos chroniques de L'amour de loin, Adriana Mater, Émilie et d’Only the sound remains] bouleverse à tous les niveaux – musique, chant, jeu, livret, argument. Au pupitre du London Symphony Orchestra, Susanna Mälkki fait entendre l’extrême raffinement de l’œuvre, ciselant chaque double musical des personnages avec un grand soin de l’équilibre, tout en magnifiant les effets qui requièrent le grand effectif. À l’inverse du Tristan entendu ici-même [lire notre chronique de la veille], la cheffe use paradoxalement des ruptures et des contrastes du matériau pour tisser une fluidité inquiétante, celle du drame, de l’impact durable qu’il a sur les protagonistes.
Les rôles directement liés à la noce sont confiés à des artistes lyriques. On y apprécie l’agilité troublante de Sandrine Piau, idéale en Mère fébrile [lire nos chroniques des 8 février et 16 mai 2004, du 7 décembre 2010, du 16 janvier 2013 et du 2 juillet 2016, ainsi que nos critiques des CD Serse, Antonio Vivaldi, Atenaide et Betulia liberata], la fraîcheur indicible du timbre émouvant de la jeune Lilian Farahani en Stela, enfin l’inflexion tragique de Magdalena Kožená qui incarne une Tereza donnant le frisson [lire nos chroniques des 24 mai et 22 août 2006, du 18 juin 2007, du 7 février 2011, des 28 février, 4 juin et 21 décembre 2017, enfin du 25 mars 2020]. Côté messieurs, Jukka Rasilainen campe un puissant Pasteur [lire nos chroniques de La petite renarde rusée et de Lohengrin à Genève et à Bayreuth], quand le baryton-basse Tuomas Pursio prête au Père un phrasé des grands jours [lire nos chroniques de Rienzi, Das Rheingold et Götterdämmerung]. Avec joie l’on découvre la voix longue et brillante du jeune ténor finlandais Markus Nykänen : il livre un Tuomas qui brûle les planches !
Quant aux personnages du désastre initial, Saariaho en a confié le dire à de jeunes chanteurs avant tout sollicités en tant qu’acteurs, suivant en cela un conseil d’Aleksi Barrière, à l’origine de la cohésion multilingue d’Innocence. Ainsi vit-on la tuerie avec Camilo Delgaro Díaz, Marina Dumont, Julie Hega, Simon Kluth et Beate Mordal. Deux incarnations éblouissent : la très attachante Professeure de Lucy Shelton [lire nos chroniques du 19 mars 2005 et de son CD Elliott Carter] et l’étonnante Vilma Jää, artiste spécialisée dans la musique folklorique de traditions scandinaves et finno-ougriennes pour laquelle fut composée une partie très spéciale, comme le fantôme de Markéta qu’il lui revient de faire vivre en scène.
Enfin, l’autre très bonne surprise de la soirée s’appelle Simon Stone. Nul besoin de transposer un sujet contemporain via quelque contorsion dramaturgique ! La maestria avec laquelle le metteur en scène australien mène Innocence passionne de bout en bout. Aux saluts, l’inimitable sourire de Kaija Saariaho est un baume après un moment si bouleversant, à voir encore jusqu’au 12 juillet ou/et à découvrir ou revoir sur le site Arte Concert dès le samedi 10. On quitte le Grand Théâtre de Provence coi et fragile…
BB