Chroniques

par marc develey

intégrale Ravel par Alexandre Tharaud

Auditorium du Musée d'Orsay, Paris
- 21, 23 et 25 juin 2005
la musique pour piano de Ravel, par Alexandre Tharaud au Musée d'Orsay
© dr

Autant l'intégrale de l'œuvre pour piano de Debussy par François Chaplin cet automne [lire notre chronique du 7 décembre 2004] laissait musarder au gré des pièces, autant le répons ravélien que lui offre Alexandre Tharaud semble peu devoir à l'arbitraire d'une errance. Soigneusement charpentés, les trois concerts de clôture de la saison du Musée d’Orsay révèlent ce que la musique deRavel doit à Chabrier (premier concert), au Schubert des Valses nobles et des sentimentales (concert II), enfin à l'univers de Couperin (concert III).

Un minutieux travail de son, jouant parfois aux frontières du maniérisme, notamment dans l'insistance sur certaines emphases (la Danse villageoise des Six pièces pittoresques de Chabrier, par exemple) ou l'utilisation marquée de la pédale douce, soutient le dessin souvent marqué de leur architecture interne. À ce titre, seul bémol notable de ces soirée par ailleurs très réussies : l'incursion faite par l'artiste dans la production schubertienne. Aborder les œuvres de ce compositeur dans une série de concerts consacré entièrement ou presque à la musique française est fort probablement malaisé. Toujours très travaillé, le son y flirte un peu trop avec la préciosité : rubato malvenu, mignardises, quelque chose de saoul ou, à tout le moins, de gris, peut-être conséquence d'un excès de liaisons et du caractère un peu brouillon des accords plaqués. Sans doute faudrait-il épurer l'ensemble pour que Schubert ne sonne pas tropfrançais.

Cela dit, cette déception reste marginale, tant ce qui est dommageable ici se révèle fructueux là. Le soin extrême accordé à l'articulation déploie avec grand art la variété du nuancier de la phrase ravélienne : drolatique (La parade), d'un comique ne s'imposant jamais dans l'outrance mais uniquement par la précision d'un jeu qui laisse se manifester les traits ironiques de l'écriture (Sérénade grotesque, Five o'clock transcrit de L'Enfant et les sortilèges), noble et sans emphase (Pièce en forme de Habanera), chantant (La parade, encore, mais aussi À la manière de… Chabrier ou La Vallée des cloches des Miroirs), dansant (Valse transcrite de L'enfant à nouveau), mélancolique ou pensif (Pavane pour une Infante défunte, Le Gibet de Gaspard de la nuit ou l'Andante transcrit du Concerto pour la main gauche), etc. La très grande fluidité des liquides et de certains perlés, la subtilité des legati, aucune euphémisation des dissonances, la grande dynamique du son (parfois terriblement percussif, en particulier dans les Valses nobles et sentimentales), le jeu discret d'une main gauche jouant un accompagnement des plus techniques duquel on ne prend pas garde, un très complexe jeu de pédale, trahissent un travail aussi savamment pensé que celui qui fait la beauté de l'enregistrement des pages de Rameau.

Le clou de ces trois soirs demeure l'entrelacement pas à pas entre Six pièces pour clavier de Couperin et Le tombeau de Couperin de Ravel (dernier concert). On n'en finirait pas de relever les correspondances savantes ainsi mises au jour – et sans doute nos connaissances n'y suffiraient-elles pas. Alexandre Tharaud propose une exégèse discrète entre deux pans de musiques que près de trois siècles séparent, sans jamais dénaturer l'un en le tirant ostensiblement vers l'autre. Chacun conserve son caractère, l'un tout traversé d'appogiatures et d'un rubato baroquisant soutenu par une articulation extrêmement travaillée, l'autre de liquides et contrastes en imitation, dans la prise en compte des résonances du piano moderne.

Les nombreux bis que fort généreusement Tharaud dispense en fin de chaque concert (quatre par soirée, au minimum) donnent à entendre, dans la diversité des compositeurs invoqués (Rameau, Satie, Bizet, Chabrier, Rosenthal, etc.) l'amplitude d'une palette pianistique dédiée, pour une bonne part, à la musique française. Au final : un piano exigeant, non sans discrète sensualité, et toujours au service de la partition. C'est à l'intelligence auditive du spectateur qu'il est fait appel plus encore qu'à ses affects. Le jeu s'installe dans une distance aux effets de style pour mieux laisser se déployer unson : plus rhétorique qu'effusive, l'écriture ravélienne en est rendue à sa rigueur.

MD