Chroniques

par bertrand bolognesi

Isabel Soccoja chante Schönberg et Boulez

Auditorium Maurice Ravel, Lyon
- 13 avril 2003
le chef d'orchestre Daniel Kawka
© dr

Ce matin, c’est Daniel Kawka [photo] qui conduit les musiciens de l’Orchestre national de Lyon et la guitariste Marie-Thérèse Ghirardi, assez systématiquement distribuée lorsqu’on monte l’œuvre, dans Le marteau sans maître de Pierre Boulez. Le choix d’un son en général moins franc que de la main du maître, aux attaques plus douces, confère à cette interprétation un ton sans violence, rendu poli, pourrait-on dire. Le temps aurait fait un classique de cette œuvre qui fit scandale dans les années cinquante ? En tout cas, lorsqu’elle est jouée par certains chefs de la jeune génération qui, peut-être, n’en voient plus la nouveauté ou cherchent celle-ci ailleurs.

Si le tempo du premier mouvement est tendu, celui du second est rendu comme hypnotique, soulignant un climat qu’on retrouvera plus tard (dans Rituel ou Sur Incises, par exemple). On remarque une distanciation frileuse du propos par un artiste irréprochable techniquement mais qui semble peu s’attarder aux motivations expressives et esthétiques de la partition. Cela induit un travail précis et propre (si ce n’est de trop régulières approximations de la part de l’alto).

Arrive la voix, aujourd’hui celle d’Isabel Soccoja, et avec elle un indicible ravissement. Nous nous interrogions il y a un moins : « Faut-il comprendre ce qui est chanté ? Vaste sujet. Dans la mesure où Boulez jamais ne chercha à s'inspirer de la respiration parlée d'un poème et prit plutôt appui sur ce qu'il évoque, cela se discute », à propos de l’interprétation d’Hilary Summers [lire notre chronique du 11 mars 2003]. Ici, on comprend jusqu’au moindre mot, malgré une écriture parfois difficile en ce qu’elle manipule les syllabes en grande liberté. Certes, le texte de René Char n’en est que plus intelligible, mais surtout on accède avantageusement à l’analyse et aux commentaires du compositeur. Pas d’illustration, on le sait, mais une façon d’expliciter en musique ce qui l’a touché dans ces poèmes, d’interpréter véritablement. Outre cette qualité déjà inestimable en soi, Isabel Soccoja rentre dans l’œuvre en soignant chaque détail interprétatif, comme les utilisations plus instrumentales de la voix. Citons un son mixte discrètement énigmatique en fin de L’artisanat furieux, par exemple.

Le quatrième mouvement se voit plus contrasté. L’accent est mis, parfois un peu « simplistement », sur la percussion, un procédé qui s’avère efficace dans ce commentaire à Bourreaux de solitude, avant que la voix plonge à nouveau dans une écoute concentrée et nous happe sur les dernier vers, proférés dans une gravité hiératique :
« Des yeux purs dans les bois
Cherchent en pleurant la tête habitable ».

Sur la suite, avec un chant de flûte joliment mis en valeur, on retrouve la sonorité générale plutôt moelleuse qui soulève une écoute attentive de l’œuvre de Debussy de la part du jeune Boulez. Le double de Bel édifice et les pressentiments livre un chant bouche fermée parfaitement instrumental qui se fond avec l’ensemble. La chanteuse a totalement intégrée l’œuvre et forme de vraies Klangfarbenmelodien, respectant minutieusement l’esprit autant que la lettre. L’atmosphère se dramatise quelque peu pour les dernières mesures. Bel épilogue de flûte et gong par des musiciens attentifs.

Sans entracte, le programme enchaîne l’œuvre qui inspira Le marteau. Si le mezzo-soprano amorce quelques tentatives plus expressives qu’à l’accoutumée dans la première partie, elle fait complètement sien le Pierrot Lunaire de Schönberg. La proposition d’un dispositif original autant qu’ingénieux favorise la souveraineté des mots et du jeu dans l’interprétation très personnelle qu’elle en offre : les musiciens sont rassemblés en cercle autour de la chanteuse, sans chef, pour un moment partagé de musique auquel elle donne les invites nécessaires à une parfaite synchronisation. Du coup, l’exécution du cycle revêt un naturel inouï ; on pourrait le croire inventé, improvisé sur le moment.

L’œuvre fut écrite pour une gouailleuse de cabaret. Isabel Soccoja entretient cette parenté grâce à une riche palette expressive et un charisme évident. Espièglerie, morbidité ricanante, tendresse, violence et hargne autant que terreur, douceur, mélancolique souvenance, moquerie ou magistrale mise en garde sont autant de tours qui racontent ce Pierrot. Nous n’avions rien entendu de comparable depuis Das Buch der hängenden Gärten par Brigitte Fassbaender et Pierre-Laurent Aimard lors d’un concert au Théâtre du Châtelet, un dimanche matin également (1991). Un moment exceptionnel que l’on doit à un travail intelligent et sensible. Souhaitons que des oreilles décideuses sauront lui susciter une suite…

BB