Chroniques

par hervé könig

Jörg Widmann | Flûte en suite (création française)
Eliahu Inbal dirige l’Orchestre Philharmonique de Radio France

Philharmonie, Paris
- 4 mars 2016
création française de Flûte en suite de Jörg Widmann, 4 mars 2016, Paris
© marco borggreve

Quatre-vingt ans, ça se fête ! Et quand on est un grand chef, c’est devant un orchestre et en musique qu’on le fait. De même qu’en 2006, Eliahu Inbal vit son anniversaire (à quelques semaines près : il naquit en fait un 16 février, à Jérusalem) avec l’Orchestre Philharmonique de Radio France, une formation qu’il affectionne depuis environ quatre décennies [lire notre chronique du 21 octobre 2011]. Notons au passage qu’en son jeune temps, le maître étudia au conservatoire de Paris, grâce à l’aide de Lenny Bernstein qui reconnut tôt son talent. Pour ce faire, il choisit d’honorer une nouvelle fois le répertoire postromantique qu’il a tant et si bien servi [lire notre chronique du 29 janvier 2011], avec la Neuvième de Bruckner.

On se souviendra pourtant, qu’outre ses gravures mahlériennes qui font autorité, le musicien israélien a toujours volontiers joué ses contemporains. Rien qu’à regarder les soirées du Philhar’ on trouve les créations de la Messe des morts de Thierry Lancino (né en 1954) et du Concerto pour violoncelle de Marc Monnet (né en 1947), dans la seule année 2010 [lire nos chroniques du 17 septembre et du 8 janvier]. Aussi ne s’étonne-t-on guère que, fidèle à lui-même, Eliahu Inbal ait décidé d’ouvrir ce concert par la première française d’une œuvre de 2011 pour l’exécution de laquelle il a invité l’excellent Emmanuel Pahud, lui aussi ardent champion de nos compositeurs [lire notre chronique du 1er décembre 2006].

L’une des particularités de Jörg Widmann (né en 1973), à l’instar de son compatriote Johannes Schöllhorn né aussi en Bavière, est de se pencher très attentivement sur les œuvres du passé et les traditions anciennes [lire notre chronique du 28 février 2016] – on se souvient, entre autres pages, du brillant Messe [lire notre critique du CD]. Créé le 26 mai 2011 par le soliste Josua Smith et Franz Welser-Möst à la tête de son Cleveland Orchestra – il y a quelques mois nous saluions sa première française de Teufel Amor (2009) [lire notre chronique du 21 septembre 2014] –, Flûte en suite est un concerto pour flûte et orchestre qui, comme son titre invite à le penser, explore le modèle Ouverture à la française qui essaima toute l’Europe au XVIIIe siècle. Y est citée clairement la célèbre Badinerie, mouvement conclusif de la Suite en si mineur n°2 BWV 1067 du Saxon qui, en l’écrivant en 1739, ne devinait pas qu’elle se changerait un jour en sonnerie de téléphone mobile !

La référence est évidente, avec huit mouvements faisant se succéder Allemande, Sarabande, Courante, Barcarolle, Cadence et Badinerie, deux Chorals venant se glisser en place III et V, déjouant déjà la structure habituelle. Ce qui intéresse Widmann est de de faire vaciller la forme, d’engloutir la danse dans les eaux vénitiennes, par exemple. Il brouille adroitement les repères en sollicitant les flûtes du tutti dès la première section, mais aussi en intégrant un clavecin. Le caractère « français » du modèle se retrouve dans la couleur debussyste de la première phrase, déjouée par une volubilité fantasque, presque schumanienne. Le chromatisme délicat de la Sarabande s’enfonce vertigineusement dans de noirs souterrains – quelle inquiétude ! L’errance de la partie soliste s’inscrit a contrario de ce que pourrait évoquer le mot choral. Le caractère boulézien du début de la Courante étonne plus encore, développant un « mélodisme » spontané. Le deuxième Choral, très bref, superpose un jour apocalyptique, proche d’Et exspecto resurrectionem mortuorum de Messiaen (1964), à une élégie soliste. L’étrangeté de la Barcarolle enveloppe l’auditoire. À la fin d’une Cadence d’environ deux minutes, brillante, comme en rêve tout flûtiste normalement constitué, surgit la Badinerie, sorte de masque fou en final plus que malicieux. Emmanuel Pahud a dédié l’interprétation de ce concerto à son maître Aurèle Nicolet, disparu ce 29 janvier à l’âge de quatre-vingt-dix ans.

« À la grande gloire de Dieu », annonce la Symphonie en ré mineur n°9 d’Anton Bruckner – quel programme ! Considérant que le compositeur n’a révisé ses œuvres que dans l’espoir qu’elles soient enfin acceptées par les chefs de son temps, Eliahu Inbal s’est ingénié à fréquenter leur version originale, pour lui joyaux avant-gardistes qui annoncent Stravinsky, façon énergique de refuser la déprime de l’artiste frustré du rayonnement de son invention. La question ne se pose pas avec la Neuvième, puisque son auteur, loin de la réviser, n’eut pas même loisir d’en achever l’écriture. Qu’est-ce qui ne marche pas, ce soir ? Le chef joue lentement, d’accord, mais pourquoi un sentiment de creux qui alterne avec le bruit ? Les musiciens de l’orchestre sont-ils en dehors du moment ? C’est possible, comme il est envisageable que l’emphase acoustique du plus luxueux blockhaus de tous les temps ne soit pas idéale à tous les répertoires : nous n’avons pas changé de place dans la salle, et pourtant ce qui fonctionnait dans le concerto est rédhibitoire dans la symphonie (on entend parfaitement le chef chantonner, en revanche). Dommage… Gardons en mémoire l’excellente version de Bernard Haitink, dans un auditorium digne de ce nom [lire notre chronique du 23 février 2015].

HK