Chroniques

par françois cavaillès

Jānis Ivanovs | Symphonie en ut majeur n°5
Aga Mikolaj chante les Wesendonck Lieder

Latvijas Nacionālais Simfoniskais Orķestris, Andris Poga
Teātra nams Jūras vārti, Ventspils
- 25 mai 2017
à la découverte de la Symphonie en ut majeur n°5 d'Jānis Ivanovs (1945)
© dr

« Tout grand arbre projette de grandes ombres. C'était une personne raffinée, élégante, très profonde, doté d'un sens de l'humour unique, mais son caractère bien de la Latgalie jaillissait toujours. » Quelque typique de sa région d'origine (au Sud-est de la Lettonie) que fût son tempérament, le grand compositeur Jānis Ivanovs (1906-1983), signataire de quelque vingt symphonies, ressemble bien, comme ainsi dépeint par son élève Juris Karlsons, à une personnalité complexe. À sa création en 1945, sa Symphonie en ut majeur n°5 fut jugée compliquée par les tenants du réalisme socialiste. Et, à la première écoute, cette impression tient encore, bien après les flammes du siècle guerrier, alors que l'Orchestre Symphonique National de Lettonie (LNSO : Latvijas Nacionālais Simfoniskais Orķestris), en donne, du jour au lendemain, deux interprétations publiques dirigées par Andris Poga, à la toute fin de sa saison, juste avant un second enregistrement à Riga (le premier remonte à 1995).

Ventspils, petit port industriel au Nord-ouest de la Lettonie, accueille dans le calme et avec une certaine réserve la grande formation nationale appréciée à travers le monde [lire notre chronique du 26 janvier 2017]. Fidèle à son répertoire le plus souvent romantique, le LNSO offre à la suite de la Cinquième d'Ivanovs un superbe doublé de Wagner, à savoir les Wesendonck Lieder (1857-1858), avec le soprano polonais Aga Mikolaj, et le prélude des Meistersinger von Nürnberg (1867).

À bord du premier mouvement (Moderato, Maestoso, Allegro), rencontre avec une musique très morcelée, épisodique, noble et corsée. À travers les soubresauts marqués par des cuivres nets et précis, de brèves cascades aux percussions, puis quelque accalmie aux violoncelles beethovéniens et un soupçon de Chostakovitch à la première harmonie des violons, la direction reste sage et les spectateurs médusés. Cette symphonie hérissée, inquiète (peut-être de son époque), déborde d'effets de heurts et de grandeur (plutôt comme un hipster). L'impression d'une œuvre en devenir, au langage moderne mais aussi marquée par son temps, persiste dans l'Andante suivant. Le désir y point, le plaisir d'une danse ancienne, aussi, avant que le petit conte ne se referme en passant d'une suave mélopée à un grand thème symphonique cadencé, en forme de marche épique, ensuite assombri comme par un mystère de l'âme russe. Envoûtant, d'une beauté cachée, singulière… mais pas de quoi de pavaner en filant dans l'Allegro par une course très fractionnée, amusante quoique insaisissable entre les appels des trompettes et l'ornementation parfois élargie des violons ! À peine un temps d'arrêt, et brusquement la poursuite reprend, grâce à l'épatant LNSO, vers le finale diabolique. Thèmes et mélodies s’enchevêtrent avec le charme des grandes musiques de film du milieu du siècle, où l'on devine l'art d'écrire pour des scènes, une histoire le long d'une trame.

Jānis Ivanovs a essentiellement travaillé pour la radio nationale, en plus d'enseigner à l'Académie de musique de Lettonie. L'auditeur est entraîné dans les ardus chemins musicaux du XXe siècle, sur des montagnes russes invisibles d’ici. Et si le fil de ses émotions ne rompt pas, dans un accès de scansion la musique s'achève sur un cri de victoire, ou d'amour. Ainsi Ivanovs, qu’on rapproche parfois de Debussy et qu'on dit synesthète (percevant la musique par des couleurs), se classe plutôt parmi les postimpressionnistes avec cette œuvre touffue, un peu indigeste au débotté, mais qu'on a franchement hâte de retrouver au disque. Elle laisse une belle impression : vivante, ingénieuse et animée, tel un tableau de Fernand Léger.

S'en suit la reconquête du Nord par Wagner.
Délicieuse surprise que ce voyage au lyrisme allemand assez inattendu à Ventspils, avec les Wesendonck Lieder. Rendons grâce aux interprètes, parfaitement humbles dans le don de soi, et notamment à la chanteuse Aga Mikolaj, d'une immense habileté dans cet exercice de haute voltige. La retenue de l'orchestre, couvant Der Engel vers les cieux, et la véritable offrande lyrique du soprano polonais, portant en toute simplicité la marque du grand art dans Stehe still, parviennent au meilleur résultat sur ces pages archi-connues et indépassables : faire entendre la voix de Mathilde Wesendonck, le grand amour de Wagner pour deux petites années, et ici, par ce chef-d’œuvre poétique, son exceptionnelle lyriciste. Outre ce bonheur intime, les aspects monumental (Schmerzen) et surnaturel (Traüme, comme les vagues de la Baltique, toute proche) ne manquent pas. Après l'adieu le plus bouleversant (sans expirer !), la cantatrice pourrait très bien rester intacte en mémoire, dans toute la plénitude de son art.

Enfin survient, comme le clou de la soirée, le prélude des Maîtres chanteurs, d'abord massif, puis plein d'allant jusqu'à l’euphorique marche si abrupte de la fin. Par quel trait de génie wagnérien – l'irrésistible jeu d'alternance entre comédie et drame ou bien l'expression fabuleuse de la force du destin – le public s'illumine-t-il dans le noir ? Les maîtres musiciens de Riga nous le révéleront peut-être au prochain passage en France du Latvijas Nacionālais Simfoniskais Orķestris (cet été, au Festival international de piano de La Roque-d'Anthéron).

FC