Chroniques

par gilles charlassier

Johannes Brahms, Hèctor Parra et Maurice Ravel
Alexander Bloch et Léo Margue dirigent l’Orchestre national de Lille

Nouveau Siècle, Lille
- 22 mars 2018
Hèctor Parra, compositeur en résidence à l’Orchestre national de Lille
© elisabeth schneider

L'ambition d'une programmation symphonique peut se mesurer de diverses manières. La place accordée à la création et à sa diffusion donne un éclairage. À cette aune, l'Orchestre national de Lille se révèle exemplaire. Non contente de mettre en avant au fil de la saison ses deux compositeurs en résidence, Hèctor Parra [photo], jusqu'en juin, et Benjamin Attahir, qui vient d'arriver en janvier dernier, la phalange (fondée par Jean-Claude Casadesus il y a plus de quatre décennies) investit largement l'initiation à la musique d'aujourd'hui. En témoignent la présentation pédagogique d'avant-concert par le compositeur lui-même, exemples visuels et sonores à l'appui, comme la diversité générationnelle du public, sans avoir besoin de s'abaisser à une version aseptisée de l'invention musicale contemporaine, au prétexte que cette dernière effraierait une large audience biberonnée à un tonalisme simplifié.

Trois mois avant la création de la commande conjointe de l'ONL avec l'Ensemble Intercontemporain et l'IRCAM, Inscape, Hèctor Parra fait entendre deux études écrites il y a une dizaine d'années,Chroma I – Lumières abyssales (2004) et Chroma II – Karst (2006), qui entrent, à cette occasion, au répertoire de l'orchestre lillois. Inspirées par un paradigme visuel, sinon pictural, évident dans le titre-même, comme du cycle dans lequel elles s'inscrivent, les deux pièces invitent à une immersion qui ne réfute pas pour autant une dialectique entre développement narratif et concrétions sonores, renouvelant l'intemporelle tension entre épanchement mélodique et verticalité harmonique. Illustration acoustique de Château noir, le tableau de Cézanne, la première page, Lumières abyssales, modèle la densité orchestrale en blocs de pupitres comme autant de contrastes de masses de matières et de couleurs, zébrées çà et là par quelque bref solo vibrant de lyrisme, à l'exemple du violon et du violoncelle. Le second numéro, Karst, à l'inspiration spéléologique, développe des textures plus charnues, portées par la confirmation d'une évidente maîtrise de l'élément rythmique et constellées de moires percussives. Remplaçant Alexander Bloch pour ce début de concert, son assistant, Léo Margue, met efficacement en place l'architecture générale du doublé, points de repère dans un maelström au foisonnement organisé.

Boitant à la suite d'une chute, le directeur musical de l'ONL, Alexander Bloch, prend place au pupitre pour la Rhapsodie espagnole de Ravel. Il défend une conception très organique de la partition, attentive à l'alchimie des timbres et de l'instrumentation, jusqu'à l'anastomose. Dans la plasticité de sa facture instrumentale, le Prélude à la nuit augural résonne comme une valse lente onirique, suspendue, avant une Magualeña frissonnante de saveurs où le solo de cor anglais est éclairé comme un écho du mouvement précédent. L'intelligence de la construction du chef français se reconnaît encore dans le calibrage de l’Habanera, délicatement chatoyante, autant que dans le balancement subtilement chaloupé de la Feria conclusive, avec un sens de l'orfèvrerie jamais précieux.

Après l'entracte, la Symphonie en ut mineur Op.68 n°1 de Brahms pourrait faire croire à un basculement vers une germanité sans équivoque. Ce serait ignorer le fil d'Ariane du concert, Correspondances, qui n'a rien d'un artifice cosmétique. Et, de fait, la présente lecture du premier grand opus symphonique de Brahms s'appuie sur ce que l'on pourrait résumer un « tropisme français ». Plutôt que privilégier le bouillon germanique, elle s'attache à la lisibilité des strates sonores, aérées avec une remarquable souplesse. La respiration dramatique de l'Allegro initial cède à un Andante sostenuto parcouru de réminiscences mozartiennes, et surtout schubertiennes dans une coda citant explicitement celle de l'Inachevée. Une volatilité sensuelle infuse le Scherzo, avant un Finale ample et nerveux, dont la puissance irradiante n'a cure d'une grandiloquence amidonnée. Assurément, cette interprétation vivifiante emprunte d'autres pistes herméneutiques que celles consacrées par une certaine tradition, et c'est à ce sens de l'aventure que l'on peut aussi apprécier le talent d'une baguette.

GC