Chroniques

par bertrand bolognesi

L’Épopée de Gilgamesh
opéra instrumental de Zad Moultaka

Arsenal, Metz
- 30 novembre 2018
à Metz, création mondiale de "L’Épopée de Gilgamesh" de Zad Moultaka
© catherine peillon

Depuis une quinzaine d’années, Zad Moultaka confronte les instruments traditionnels orientaux aux instruments baroques occidentaux, au sein de Mezwej, l’ensemble qu’il a lui-même fondé et qu’il dirige (ici Claudio Bettinelli, Stefanos Dorbarakis, Harris Lambrakis, Andreas Linos, Vangelis Pashalidis, Christine Plubeau, Sokratis Sinopoulos et Evgenios Voulgaris). Créateur, à la fois par la peinture et par la musique, l’artiste francolibanais se penche en penseur sur les grandes légendes ancestrales. Telle son expression, aux confins de plusieurs médiums, celle de Gilgamesh – douze tablettes rédigées en akkadien – voyage entre la Mésopotamie, deux millénaires avant notre ère, et le récit persan Hazār-afsāna, à l’origine du Livre des mille et une nuits, au Ve siècle, en passant par les neuf cent soixante-dix manuscrits de Qumrân (Ier siècle) et une évocation dans l’œuvre d’Élien le Sophiste, à l’orée du IIIe siècle.

Après avoir inspiré Martinů qui, en 1955, conçut à Nice l’oratorio Epos o Gilgamešovi, les aventures du roi mégalomane de l’antique cité d’Uruk (dans le sud de l’Irak actuel) investissent l’imaginaire de Zad Moultaka et donnent naissance à un opéra pour huit instrumentistes, électronique et vidéo, donné ce soir en création mondiale à l’Arsenal, l’un de ses commanditaires, au terme d’une résidence fructueuse [lire notre entretien]. La revendication du genre opéra pour une œuvre non chantée et pas même parlée, ou si peu (vers la fin), a de quoi surprendre. Pourtant, il s’agit assurément d’un théâtre, les sons parlant plus encore que le livret projeté au-dessus des musiciens, sur la neutralité glaciale d’un vaste écran : c’est dans le clair-obscur du plateau que l’œil et l’oreille trouvent refuge vers l’intelligible – le sensible, le comprendre, sans l’explicable.

Ouvert par un accord déflagrant et prolongé, répété plusieurs fois en modulant la scansion rythmique, L’Épopée de Gilgamesh alterne des moments drument percussifs à des séductions enveloppantes dont les micro-intervalles brouillent les repères. D’une honguette miraculeuse, Moultaka cisèle un double parcours, à la fois narratif et rituel. Les faits à connaître s’écrivent sur l’écran, si bien qu’on a bientôt le sentiment d’assister à un ciné-concert dont on imaginerait soi-même les images à partir des cartons-texte et, surtout, de la musique – ainsi chacun compose-t-il sa propre bobine, donnant vie à autant de versions qu’il est de spectateurs dans la salle. En conjuguant des modes de jeu convenus à des usages moins orthodoxes, les officiants de Mezwej mêlent non seulement les couleurs d’horizons différents mais les scindent en des alliages inventifs, inédits. Trois résidences expérimentales sont à l’origine d’un riche et mystérieux coqueron, avec le soutien du Centre Culturel Onassis d’Athènes (Στέγη του Ιδρύματος Ωνάση)*.

Peu à peu, la musique prend un jour proprement hypnotique, lorsque le jeune Gilgamesh part lutter contre le gardien de la forêt des cèdres, Humbaba le Géant. Après la conquête, les aléas qui mènent à la perte du fidèle et très cher Enkidu se resserrent dans une condensation extrême qui se concentre sur la prise de conscience de la mort et, avec lui, le désir d’immortalité. « L’angoisse de la mort est un leitmotiv qui hante notre existence depuis le commencement. Chaque civilisation y apporte son remède, la nôtre se réfugie avec cynisme dans un déni qui nous pousse vers un excès de matérialisme et de consumérisme désespérés, car les dieux ont depuis longtemps désertés nos contrées. D’où l’urgence de ce texte pour nous mettre face à nos incertitudes et nous ramener peut-être vers plus d’humanité », précise le compositeur (brochure de salle). Gilgamesh, miroir de l’homme moderne ?... De nombreux adolescents, venus découvrir l’œuvre, paraissent captifs ; ils écoutent et regardent sans un geste, sans un bruit, à l’inverse des aînés qui volontiers se laissent dissiper par la moindre toux : voilà qui invite à penser qu’une transmission impalpable a bien lieu.

Un petit carré apparaît sur l’écran. Vues d’arbres, camera sur l’épaule du marcheur, orientée vers les sommets, vers le ciel de la forêt : des images délicatement précaires qui, au cadre général, créent une intimité renaissante. Dans une raréfaction du matériau, quelques mots sont respirés par les musiciens – paroles anciennes, langue réelle ou recomposée, on ne sait. La nuit revient, plus lumineuse que jamais.

BB

* L’Épopée de Gilgamesh sera repris à Nantes, le 6 avril 2019 (Le Lieu Unique),
le 8 avril à Vitry (Théâtre Jean Vilar), puis à Athènes les 19 et 20 avril (Centre Culturel Onassis)