Chroniques

par laurent bergnach

L’ombre de Venceslao
opéra de Martín Matalon

Opéra national de Montpellier / Comédie
- 30 janvier 2018
Martín Matalon dirige L'ombre de Venceslao (2016), son opéra en tournée
© marc ginot

Si la première moitié du XXe siècle fut propice aux démocides européens, la seconde n’épargna pas l’Amérique du Sud, comme en témoignent les opéras récents de Sebastian Rivas (Aliados) et de Daniele D’Adamo (Kamtchatka) [lire nos chroniques du 17 mars 2015 et du 6 janvier 2017]. Sans conteste une comédie, L’ombre de Venceslao rappelle à son tour, en filigrane, des heures sombres : celles du coup d’état national-catholique de septembre 1955, par lequel le général Eduardo Lonardi contraint le président Perón à l’exil – l’ambigu Juan Perón, cet admirateur de Franco, qui donne aux Argentines l’accès au vote et au divorce... Déjà librettiste du Polieukt (2010) de Zygmunt Krauze, Jorge Lavelli adapte pour l’art lyrique l’œuvre écrite en 1977 par Copi (1939-1987), son compatriote dont il créa sept pièces, de Sainte Geneviève dans sa baignoire (1966) à La visite inopportune (1988). Par son outrance salutaire, le dramaturge inspira déjà les compositeurs Régis Campo (Les quatre jumelles) et Oscar Strasnoy (Cachafaz) [lire nos chroniques du 12 février 2009 et 13 décembre 2010].

Durant deux actes, on y suit les derniers jours du rôle-titre, parti tout jeune d’Uruguay après l’assassinat de ses proches par une milice locale. Adulte, il engendre trois enfants : Lucio et China, issus du mariage avec Hortensia, et Rogelio, fils de sa maîtresse Mechita. Bénissant l’union de China et Rogelio en route vers Buenos Aires, il quitte sa terre hypothéquée et séjourne aux chutes d’Iguazú, entouré d’une ménagerie improbable (cheval, singe et perroquet, lequel n’est pas le moindre élément loufoque de l’ouvrage). S’il gère ses affaires à coups de fouet et de machette, l’homme de la pampa n’est pourtant pas un rustre tourné vers lui seul (« Tire-moi les cartes que je sache ce qui se passe dans le monde »), et le présentiment de sa mort, la mélancolie qu’il épouse jusqu’à l’ultime apparition fantomatique, le rendent de plus en plus attachant (« Voilà, j’ai mis ma chemise blanche du dimanche pour me pendre, comme ça, vous n’aurez pas à me changer une fois mort »).

Évidemment, Lavelli se charge de monter cette coproduction internationale, sur les routes depuis sa création rennaise, le 16 octobre 2016 – pouvant compter sur un public fidèle au contemporain (Figures du siècle, etc.) [lire notre chronique du 17 juillet 2014], la ville d’Auguste Bosc la programme trois fois, ce mois-ci. Dans un décor dépouillé, facilement modulable, de Ricardo Sánchez-Cuerda (un mur de planches ouvrant sur des toiles peintes, deux rideaux de perles créant un couloir entre le fond de scène et la rampe), quatre « serviteurs » apportent et retirent l’essentiel (table, radio, etc.), souvent avec une fièvre liée à la brièveté des scènes. Si le bavard en cage est un automate épatant doté de la voix de David Maisse, Germain Nayl (le cheval Gueule de Rat) et Ismaël Ruggiero (le singe) habitent leur costumes signés Francesco Zito. Enfin, le danseur Jorge Rodriguez (Coco) impressionne par sa prestance en maquereau sans scrupules.

Comme tant d’autres, Martín Matalon (né en 1958) fut d’abord réticent à aborder l’opéra. Puis, estimant qu’un compositeur doit se confronter à tous les genres, il décrète que « si la forme héritée de la tradition ne lui convient pas, il doit la modifier pour la modeler selon ses désirs. Mais ne pas l’esquiver ». Découverte sur scène voilà presque vingt ans, la pièce de Copi l’intéresse par son action colorée (forêt, désert, ville) et un humour central que l’argot épice sans pudeur. Il en tire trente-deux scènes hétérogènes, fertiles en ruptures stylistiques, auxquelles s’ajoutent un prélude – la tempête qu’il fait souffler lui-même, en fosse avec l’Orchestre national Montpellier Occitanie – et un quatuor de bandonéons servant d’interlude – Max Bonnay, Guillaume Hodeau, Anthony Millet et Victor Villena. Un traitement électronique léger et des voix de vedettes populaires (Tita Merello, Libertad Lamarque, Carlos Gardel) participent à rendre une partition touffue plus vibrante encore.

L’émission vocale, justement, Matalon la veut multiple, et bien intelligible, pour éviter toute banalisation : « le fait d’entendre du Sprechgesanget de la voix parlée donne du relief au chant. Le lyrisme, que je n’exclus pas, retrouve alors toute sa fraîcheur ». De plus, soucieux de caractériser chaque personnage par un procédé particulier, il souhaite mettre en difficulté aucun des cinq chanteurs réunis. Tous deux barytons, le sonore mais monochrome Thibaut Desplantes (Venceslao) côtoie Mathieu Gardon (Largui) au chant bien mené, surtout dans les fréquents passages en voix de tête. Le contralto Sarah Laulan (Mechita) offre l’ampleur et l’expressivité nécessaires à une femme de tête. Enfin, Estelle Poscio (China) et Ziad Nehme (Rogelio) incarnent nos tourtereaux incestueux, elle d’un frais soprano agile, lui avec une grande clarté tonique.

LB