Chroniques

par bertrand bolognesi

La bohème
opéra de Giacomo Puccini

Münchner Opernfestspiele / Nationatheater, Munich
- 25 juillet 2022
La fameuse BOHÈME (Puccini) d'Otto Schenk à l'Opéra de Munich
© wilfried hösl

Notre dernière soirée à l’édition 2022 du Münchner Opernfestspiele– il se poursuivra jusqu’au 31 juillet – nous propulse au musée, pour ainsi dire, avec la fameuse production de La bohème par Otto Schenk, qui compte quelques cinq décennies et plus encore de centaines de représentations à la Bayerische Staatsoper. À mi-chemin entre la reconstitution historique et la suggestion poétique, la réalisation du metteur en scène viennois (né en 1930) n’a pas pris une ride, par-delà notre propre goût pour des visions plus audacieuses de l’ouvrage, reconnaissons-le. Ainsi le travail exceptionnel du scénographe saxon Rudolf Heinrich (1926-1975) offre-t-il aujourd’hui encore un écrin de choix à des chanteurs qui n’étaient pas nés lorsque la production fut créée. Si l’appartement mansardé des quatre joyeux drilles montre les toits de la ville et suggère autant le froid, la faim et le doute que l’inconditionnelle camaraderie, de même que la brume incroyablement dessinée de la barrière d’Enfer évoque adroitement le caractère intermédiaire d’une zone périphérique, c’est assurément le deuxième tableau qui éblouit le plus, avec sa formidable perspective bordée de bâtisses arborant diverses enseignes. Ce qui étonne dans un tel déploiement de détails et dans l’habitation du décor par une foule du soir plus vrai que nature, c’est l’absence rigoureuse de kitsch, contrairement à d’autres spectacles conçus par Schenk [lire nos chroniques de Der Rosenkavalier, Rusalka, Lulu, Tannhäuser et Un ballo in maschera]. Et nos artistes du XXIe siècle de se glisser sans acrobatie dans les gestes habilement inventés il y a si longtemps !

Une distribution de choix est ici réunie. En tête, trois voix extrêmement charismatiques. N’en fallait-il pas plutôt quatre ?... Certes, mais celle d’Ailyn Pérez ne révèle d’indéniables qualités qu’au troisième tableau, ce qui invite quelques réserves, à l’inverse des trois autres, d’emblée au mieux de leurs moyens et de leur expressivité. Son intervention dans la mansarde paraît d’abord assez disgracieusement nasalisée et pas toujours très exacte quant à l’intonation, quand le jeu sacrifie la simplicité à une coquetterie minaudière. Un corps vocal plus intéressant vient à s’affirmer lors du deuxième tableau, libérant dès lors des harmoniques inattendues et, surtout, une ligne qui se réconcilie avec la justesse. Au suivant, la voix est entièrement là, dans un legato enfin contrôlé qui ne disparaît point avant la mort du personnage, passé un duo amoureux splendide. Tout donne donc à penser qu’au soprano étasunien il faille un certain moment pour chauffer son instrument, doté, par ailleurs, d’un format généreux.

Qui sont donc les trois autres ?
Pour commencer, l’excellent Charles Castronovo campe Rodolfo d’un ténor toujours aussi lumineux mais dont s’impose désormais un grave fort rond, témoins d’un muscle de jour en jour plus entraîné [lire nos chroniques du Roi d’Ys, de Mireille, Thérèse, Faust, Cinq-Mars, Lucia di Lammermoor, La damnation de Faust, Carmen, Alceste et Simon Boccanegra]. Déjà Musetta à Paris il y a quelques années [lire notre chronique du 1er décembre 2017], Aida Garifullina retrouve avec bonheur un rôle qui fait admirablement valoir sa superbe agilité vocale [lire notre chronique de La fille de neige]. Enfin, le baryton confortable de Mattia Olivieri caractérise un Marcello grand luxe, à la fois opulemment sonore et vigoureusement tonique. Si de la puissance il use volontiers sans compter, encore le talentueux Modenese sait-il, lorsqu’il le faut, enjôler Benoît d’une suavité canaille. Lyrique en diable au deuxième tableau, il dévoile définitivement de grands atouts musicaux dans le troisième, conjugués à une présence scénique très attachante [lire nos chroniques de La bohème, Turandot et Les vêpres siciliennes].

Les deux autres larrons de la soupente sont incarnés par Adam Palka en Colline très pourvu bien que souvent trop accentué dans les moments lestes, avec l’air du dernier tableau relativement lointain [lire notre chronique du Prince Igor], et par le baryton-basse Andreï Kymach, Schaunard au chant subtil [lire notre chronique de Don Giovanni]. Parmi les rôles secondaires, saluons Roman Chabaranok en Sergent, Martin Snell en Alcindoro, Joel Williams en Parpignol, enfin Christian Rieger, savoureux Benoît. Toujours aussi bien préparés par Stellario Fagone, les artistes du Bayerischer Staatsopernchor, complété par un Kinderchor d’une étourdissante efficacité, signent une prestation enthousiasmante.

Régulièrement applaudi dans le répertoire italien [lire nos chroniques de Torvaldo e Dorliska, Lucia di Lammermoor, L’elisir d’amore et Aida], Francesco Lanzillotta s’ingénie avec succès à faire entendre en fosse des raffinements que nombre de ses confrères sacrifient cruellement au seul soutien de l’action et de ce qu’il est convenu d’appeler les grands sentiments – pourvu qu’ils n’en deviennent point gros… Aussi profite-t-il en gourmand de l’écriture puccinienne comme des immenses qualités des musiciens du Bayerisches Staatsorchester dont l’endurance évidente a dominé le festival [lire nos chroniques de Les Troyens, Die Teufel von Loudun, Peter Grimes, Macbet, Le nez, Capriccio et Der Rosenkavalier]. Encore goûte-t-on une fosse d’une précision indicible sans que s’en trouve entravée l’impérative inflexion théâtrale.

Une grande soirée, donc !

BB