Chroniques

par gérard corneloup

Lakmé
opéra de Léo Delibes

Opéra-Théâtre, Saint-Étienne
- 8 novembre 2013
Lilo Baur signe cette nouvelle production de Lakmé de Léo Delibes
© charly jurine | opéra-théâtre de saint-étienne

C’est un temps que les mélomanes de moins de cinquante ans ne peuvent pas connaître. Celui où l’opéra français dominait les scènes lyriques de l’Hexagone, loin devant les opéras étrangers – évidemment traduits dans la langue de Voltaire –, un temps où l’on entendait quelques stars lyriques incontournables, un temps symbolisé en un triptyque inévitable qui associait Manon de Massenet, Les pêcheurs de perles de Bizet – plus fréquentable que sa sulfureuse Carmen – et Lakmé de Delibes. Des scénarios archi-connus des lyricophiles, de génération en génération, des livrets à la prose ou au vers basiques, des orchestrations point trop dérangeantes, un air pour chaque protagoniste alternant les registres, du soprano léger à la basse chantante, des épisodes confiés aux chœurs, un ballet obligé, placé par tradition au troisième acte dans les « gros » opéras historiques : avec ça, tout le monde était content, le répertoire ronronnait, seules les voix passionnaient les afficionados, provoquant commentaires, comparaisons, applaudissements ou huées, c’était selon. Encore était-ce un monde théâtralement figé, avec les mêmes toiles peintes descendant des cintres, cantonnées dans un nombre restreint de représentations passe-partout, servant pour maints ouvrages, entre la pagode asiatiques, le château médiéval et la forêt mystérieuse (enfin, très vaguement).

Dans les années soixante-dix et dans la foulée des audaces développées à Paris comme en province par le théâtre non chanté, le lyrique a suivi. Quant aux ouvrages, désormais présentés dans leur langue originale, ils se sont diversifiés, abordant la création contemporaine, osant même des « relectures » dramatiques. Des réussites diverses et variées, parfois superbes, parfois ratées, mais souvent créatrices d’un nouveau regard, d’une nouvelle approche, d’une nouvelle séduction… pour les (alors) nouvelles générations de mélomanes.

Pour les plus de cinquante ans d’aujourd’hui, les souvenirs anciens, précédemment évoqués, ont parfois élevé une muraille quant aux piliers du vieux répertoire ressassé et, comme à présent, déclassé. Lakmé est une de ces œuvres que paradoxalement il faut oser monter, lorsqu’on est un directeur d’opéra du XXIe siècle. Or, si les composantes associées forment un alliage percutant autant que réussi, le public, un peu méfiant avant le lever du rideau, se surprend à suivre l’action, à savourer la partition, à goûter le chant : bref, à prendre du plaisir.

C’est justement le cas avec cette coproduction entre l’Opéra-Théâtre de Saint-Étienne, l’Opéra de Lausanne et l’Opéra Comique (Paris). Première réussite : la pertinence, la permanence, la vitalité qui, tout au long des trois actes, habitent le travail scénique brillamment réalisé et conduit par Lilo Baur, en pleine adéquation avec les décors de Caroline Ginet, les lumières de Gilles Gentner et même la chorégraphie finement ironique d’Olia Lydaki – s’il est vrai que le ballet du genre, écrit au mètre, est toujours un écueil, ici talentueusement surmonté. Pas de rupture « braquante », toutefois : nous sommes bien dans l’Inde sous domination anglaise du XIXe siècle, mais vue d’un regard vivant, vibrant, mouvant, émouvant même lors de la scène finale.

Autre atout : la vigueur, jamais trop appuyée, de la direction de Laurent Campellone, visiblement aussi à l’aise dans le Delibes de Lakmé que dans le Massenet du Mage [lire notre chronique du 9 novembre 2012]. Sa lecture fait redécouvrir les beautés, volontiers subtiles, de la partition. En fosse officie un Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire (OSSEL) globalement performant, tandis que des solistes bien choisis et un chœur maison bien préparé par Laurent Touche rivalisent de musicalité sur scène.

La distribution est frappée du sceau de la jeunesse, à commencer par le soprano Marie-Ève Munger dans le rôle-titre, avec une émission fluide à souhait, un timbre de rêve, un legato enchanteur. Face à elle, on ne peut qu’être séduit par l’Ellen d’Anaïs Constans, au chant bien conduit, mais nettement moins par la Mallika de Marianne Crebassa, au mezza voce d’une grande souplesse, mais aux aigus déjà durcis. Alix Le Saux (Rose) et Hanna Schaer (Miss Benson), complètent avec bonheur la distribution féminine. Côté masculin, le tout jeune Gerald de Cyrille Dubois est une découverte prometteuse qui devra seulement gagner en présence théâtrale [lire notre chronique du 18 décembre 2010] : la ligne de chant est souple et déliée, les aigus aériens, le cantabile charmeur. Il est fort bien entouré par le Nilakantha à la voix bien posée d’André Heyboer [lire notre chronique du 30 septembre 2008], par le Hadji expressif de Frédéric Diquero et par le Frederick loquace de Boris Grappe.

On l’aura compris : des classiques du « vieux répertoire » aussi bien monté et interprété, on en redemande !

GC