Chroniques

par jérémie szpirglas

Le concile d’amour
opéra de Michel Musseau

ANO / Théâtre Graslin, Nantes
- 5 novembre 2009
© jef rabillon | ano

Ne cherchez pas : ce spectacle n’entrera dans aucune case. Ni véritablement opéra, ni théâtre musical, ni comédie, ni tragédie, ni vraiment satire grinçante ou dramatique. La raison de ce statut d’inclassable vient sans doute de la pièce dont il s’inspire : Le concile d’Amour d’Oskar Panizza. À sa première publication en 1895, comme à sa seconde, qui se voulait plus discrète (en Suisse), ou même à sa première parution en France en 1969 et sa mise en scène la même année par Jorge Lavelli, cette tragédie céleste en cinq actes déclenche scandale sur scandale et mènera son auteur en prison.

Avouons que le sujet est hautement blasphématoire et terriblement jouissif, dans tous les sens du terme. Voici l’affaire : la scène se passe en 1495 et se partage entre le Ciel, Rome et l’Enfer. Dieu – l’excellent Frédéric Caton –, vieillard aveugle et à demi sénile qui ne peux plus rien créer (il est bien trop fatigué), apprend les agissements et les débauches du pape Alexandre VI (deuxième pape de la famille Borgia) et de sa cour. Outré, il convoque en concile son fils Jésus, grand benêt débile aux airs de camé, la mère de celui-ci, Marie – Dalila Khatir –, qui se révèle plus lubrique que les Borgia – et si narcissique qu’elle va jusqu’à se prier elle-même ! – et quelques anges, pour décider du châtiment approprié. En manque d’inspiration, ils constatent d’eux-mêmes les débordements humains, puis vont chercher les conseils éclairés du Diable – François Bedel, qui assure également la partie de percussion. Seul personnage qui, malgré sa noirceur et son discours vindicatif, garde un peu de son intelligence et de sa dignité, le Diable, sur l’ordre de la Sainte Famille, invente alors la syphilis qu’il propage sur la Terre grâce à une fille qu’il engendrera avec… Salomé. Le tout dans un délire formel qui se rapproche de l’univers d’Alfred Jarry, autant dans la profusion de personnages et d’actions que dans l’esprit d’absurde et de satire (tirée par les cheveux).

Lorsque le compositeur Michel Musseau, le metteur en scène Jean-Pierre Larroche et le dramaturge Frédéric Révérend s’en emparent, c’est avec la ferme intention d’en retirer ce qu’elle a d’actuel (ou d’inactuel, selon le point de vue) : cette description à la fois joyeusement satirique et profondément dépressive d’un monde en déréliction, oublié par un Dieu impuissant, dont l’existence est mise en doute en même temps que sa pertinence et son intérêt. Mais ils n’oublient ni le burlesque ni la caricature – les deux premiers tableaux, remplis d’astuces scéniques, de marionnettes géantes et hilarantes, sont extrêmement réussis. La musique, écrite pour un curieux quatuor instrumental (violon, trombone basse, guitare électrique et percussion plus ou moins artisanal), n’est pas sans rappeler, par sa sobriété et son caractère un peu bancal et branlant, le meilleur cabaret berlinois.

Le troisième tableau, qui met en scène les débauches papales et la pauvreté du peuple au moyen de petites marionnettes tout droit sorties d’un orgiaque théâtre de Guignol, serait tout aussi jouissif s’il ne souffrait pas de quelques longueurs qui annoncent l’essoufflement du spectacle. La folle inventivité de nos trois compères se casse le nez sur les trois derniers épisodes – la visite de la Sainte Famille au Diable, le Diable seul au travail et la présentation finale de son chef-d’œuvre meurtrier – d’où cette force ironique balayant tout sur son passage au début de la pièce est absente. Se rappelant sans doute qu’Oskar Panizza lui-même est mort de la syphilis, peut-être n’osent-ils pas poursuivre aussi loin dans l’humour noir que leur modèle. Espérons toutefois que cet ovni scénique soit aussi un ovni évolutif qu’ils pourront améliorer d’une représentation à l’autre.

JS