Chroniques

par jorge pacheco

Luca Francesconi | Quartett, opéra (version de concert)
Susanna Mälkki dirige l’Ensemble Intercontemporain

Cité de la musique, Paris
- 19 mars 2013
le compositeur italien Luca Francesconi, dont l'opéra Quartett est joué à Paris
© marthe lemelle

C'est avec une version de concert de l'opéra Quartett de Luca Francesconi [photo], crée à la Scala de Milan en 2011, que Susanna Mälkki fait ses adieux à l'Ensemble Intercontemporain dont elle quitte la direction musicale après sept années d'intense collaboration. Avant le concert, la cheffe finlandaise, souriante et élégante, remercie le public avec des mots touchants, plus sincères que discursifs, qui semblent par moments s'emmêler... ce qui témoigne bien de l'émotion du moment.

Inspiré du roman épistolaire Les liaisons dangereuses de Pierre Choderlos de Laclos et de l'adaptation théâtrale qu'en fit Heiner Müller, le livret de l'œuvre met en scène deux personnages : le vicomte de Valmont et la marquise de Merteuil. Dans un espace fermé situé dans un salon d'avant la révolution française ou un bunker d'après la troisième guerre mondiale (le texte laisse les deux possibilités ouvertes, soulignant le côté atemporel de l'action), ces deux personnages se livrent à une guerre de manipulation amoureuse dont l'aspect sentimental est totalement annihilé par une sexualité on ne peut plus perverse. Dans la brochure de salle, le compositeur lui-même compare à plusieurs reprises tout naturellement cet enfermement à un peep-show, comme pour donner une référence universellement connue, alors que celle-ci est non seulement d'un goût douteux, mais aussi assez étrangère à ceux parmi le public qui ne fréquentent pas de tels endroits. Quoi qu'il en soit, le spectateur est d'abord invité à regarder de l'extérieur et à se voir ensuite reflété dans l'intimité de ce couple licencieux dont les batailles psychologiques prennent la forme d'un jeu de masques où le vrai ne se distingue plus du faux.

L’anéantissement de l'individu dans un environnement social construit sur des faux-semblants et où plus rien n'a de valeur est le sujet central. Ainsi, le rôle de l'art dans un tel milieu (lisons-nous dans la note de programme) serait menacé par le même destin tragique que les personnages sur scène – on pourrait objecter qu'à en juger par son embonpoint, le compositeur italien semble plutôt bien s'en porter. Dans un texte qui semble se complaire à brandir un langage sexuel plus brutal qu'explicite (on plaint la mère assis à nos côtés qui pensait bien faire en emmenant son enfant de sept ans au concert alors que le livret est ouvertement obscène), Francesconi trouve certes moyen d'interpeller le spectateur. Le drame est d'emblée très prenant, bien que la tension exposée au début n'ouvre pas sur une courbe dramatique ascendante, mais plutôt constante, qui finit par perdre son effet de surprise – y contribue sans doute l’absence de mise en scène (un humble jeu de lumières ne peut pas, au fond, tout supporter) et un jeu d'acteurs constamment interrompu par le besoin (naturel) d'hydratation qu'éprouvent les chanteurs. Différentes scènes s'enchaînent, séparées par de beaux intermèdes musicaux où la richesse d'écriture de Francesconi se manifeste probablement mieux que dans les passages vocaux, non dénués d'une certaine hystérie.

Grâce au dispositif électronique (enregistré lors de la création), la musique répond au dédoublement des personnages à travers une démultiplication des voix et des instruments de l'orchestre. Ainsi sommes-nous en permanence égarés entre ce qui est du domaine de l'acoustique et de l'électronique. À cet égarement participe sans doute aussi la référence de la partition à des styles du passé, où se croisent figures belcantistes, traits baroques, et clins d'œil à la musique tonale.

La prestation des interprètes est sans doute l’un des points forts de la soirée. Allison Cook dans le rôle de la marquise et Robin Adams dans celui du vicomte arrivent, grâce à leur talent de comédien, à inonder la scène de leur présence et à faire par moments oublier qu'il s'agit d'une version de concert. Comme son jeu plein de malice la robe rouge, moulante, de la marquise correspond bien au caractère sinistre du personnage. La voix de Cook étonne par sa versatilité, sa couleur homogène dans tous les registres et son expressivité. Robin Adams donne au vicomte un côté macho man contemporain, le teint de celui qui se serait endormi dans un solarium et la coiffure de ceux qui de nos jours parcourent la ville en Ferrari. Puissante et ample, sa voix vaque d’un registre à l’autre avec une aisance étonnante. Non seulement baryton, il peut aussi avoir la brillance d'un ténor et les aigus d'un contre-ténor, sans perdre une couleur presque trop belle pour le personnage.

Susanna Mälkki est, comme d'habitude, d'une précision remarquable. Ses gestes, desquels il nous sera difficile de nous déshabituer, sont d'une clarté presque militaire, ses premiers temps d'une ampleur de traité, et tous ses gestes en général si impératifs qu'on a presque envie d'y obéir.

Ce soir, un bel épisode de la vie de l'Ensemble Intercontemporain touche à sa fin. Le public donne une dernière ovation à Susanna Mälkki que déjà nous espérons voir bientôt de retour à Paris. Si ce n'était par le prometteur avenir que laisse présager l'arrivée de Matthias Pintscher à la tête de la formation française, on serait presque d'accord avec Valmont lorsqu'il affirme que « le temps est la faille de la création ».

JP