Chroniques

par yannick millon

Lyrische Sinfonie Op.18 d’Alexander von Zemlinsky
Christoph Eschenbach dirige l’Orchestre de Paris

Théâtre Mogador, Paris
- 11 février 2004
le compositeur autrichien Alexander von zemlinsky
© dr

Pour entamer une soirée forte en contrastes, Christophe Eschenbach a choisi l’ouverture d’Egmont de Beethoven, pièce pour le moins dramatique dans laquelle on se doutait que le style écorché-vif du chef allemand ferait des étincelles. Servi par un tapis de cordes idéalement dense, avec pas moins de neuf contrebasses et douze violoncelles, Eschenbach traduit le drame beethovénien à l’aide d’une assise grave qui n’a rien à envier aux orchestres germaniques, avec des cordes âpres à la belle épaisseur et aux attaques franches, toujours assénées bien au talon de l’archet. Le premier motif est énoncé avec une gravité saisissante, entrecoupée de silences noirs. Sculpté sans concession, par une fermeté rythmique jamais relâchée, le Beethoven d’Eschenbach trouve toujours les bons accents et colle parfaitement au mini drame jusque dans un Presto final aussi dense que l’Allegro, où les timbales et les cordes rivalisent d’énergie.

Changement de planète ensuite avec le Concerto pour violoncelle en sol mineur Op.126 n°2 de Chostakovitch, l’une des œuvres les plus hermétiques et ingrates du compositeur russe, à l’opposé du Concerto en mi bémol majeur Op.107 n°1, beaucoup plus joué et d’un abord nettement plus aisé. Interrogation inquiète sur la mort dont la claustration ne laisse pas indemne, le deuxième Concerto ne rencontre ici que partiellement sa rudesse et son austérité absolue, sous l’archet trop caressant et le jeu trop rond de Truls Mørk. Impeccable dans sa mise en place, l’orchestre, ne parvient pas vraiment à restituer l’ascétisme et le côté erratique du dernier Chostakovitch.

Après l’entracte, on retrouve la thématique de cette saison de l’orchestre de Paris : Vienne. Après une Symphonie n°3 et un Klagende Lied de Mahler dramatiques et fiévreux, Eschenbach s’attaque maintenant à un autre chef-d’œuvre du répertoire viennois, l’immense Lyrische Sinfonie Op.18 de Zemlinsky. Esthétiquement à mi-chemin entre Mahler et Berg, écho et produit de la vogue suscitée par Das Lied von der Erde, la symphonie de Zemlinsky (créée en 1924) est, comme son modèle avoué, basée sur la poésie asiatique, ici les sublimes poèmes hindous de Rabîndranâth Tagore.

Souffrante, Melanie Diener tient de même tenu à assurer sa partie. Hormis quelques sons un rien tendus dans l’aigu (Mutter, der junge Prinz), l’Allemande sait toujours traduire la subtilité à fleur de mot (Sprich zu mir, Geliebter), la poésie raréfiée et le caractère instrumental (Vollende denn das letzte Lied) de l’écriture vocale zemlinskienne, grâce à une diction idoine et la luminosité d’un magnifique timbre moiré et toujours jeune. Matthias Goerne – qui gigote sans cesse sur son siège et se contorsionne toujours autant quand il chante – est souvent noyé dans le déferlement orchestral. Beaucoup plus à l’aise dans le Volkslied que dans le Kunstlied, le baryton allemand n’a pas le profil vocal requis, desservi par un timbre désespérément sourd, mais il s’en sort honorablement grâce à une belle ligne et une musicalité adéquate dans le fort mahlérien Friede, mein Herz.

Eschenbach traduit au mieux le souffle épique de la partition dans une lecture d’une traite, sans temps mort. La rêche acoustique du Théâtre Mogador empêche les masses orchestrales de s’épanouir et entraîne souvent une saturation de la dynamique, mais l’énergie qui émane du geste fiévreux du chef allemand et sa capacité à faire se surpasser les musiciens de l’Orchestre de Paris forcent l’admiration. Tour à tour souple et lyrique, rythmique et impitoyable, le geste se fait de plus en plus mahlérien pour atteindre un magnifique climat nocturne et apaisé dans la dernière partie.

Décidément, encore une soirée qui prouve à quel point Eschenbach est LE chef qui pouvait sauver l’Orchestre de Paris de l’extrême fadeur des années Bychkov.

YM