Chroniques

par bertrand bolognesi

Marko Letonja dirige l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg
Ludwig van Beethoven | Symphonie en ré mineur Op.125 n°9

Valda Wilson, Valentina Kutserova, Marc Heller et Luca Pisaroni
Palais de la musique et des congrès, Strasbourg
- 31 mai 2018
Beethoven sculpté par le Hongrois János Horvai en 1932 © Bertrand Bolognesi
© bertrand bolognesi (martonvásár, 2017) | beethoven par jános horvai (1932)

En toute logique, la clé de voûte d’un cycle Beethoven distillé sur toute une saison est immanquablement l’exécution de la Neuvième. À la tête de son Orchestre Philharmonique de Strasbourg, Marko Letonja ne déroge pas au principe en jouant, au coeur du printemps, l’ultime symphonie de l’Allemand. Outre un efficace quatuor de solistes, l’évènement convoque non pas le chœur attaché à la phalange alsacienne mais celui de l’Orchestre de Paris, préparé par Lionel Sow.

Des premières mesures de l’Allegro ma non troppo, entendit-on jamais lecture si farouche ? Ce soir, la sévérité de l’Introït n’a d’égale que son indicible densité. En l’épaisse forêt, la douleur, active, drue, par-delà la fort probante souplesse du geste général – comme ce fondu immarcescible des hautbois sur les clarinettes, par exemple. Dans un grand souffle qui n’a pas à s’embarrasser de respirations trop pieusement articulées, la concentration de l’énergie est âprement maintenue, sans manières. Très nuancée, l’approche profite des répons délicats des bassons et des flûtes, voire de cet atoll rêvé en variation du motif initial (flûtes, hautbois et bassons), sans déroger à une vigueur de ton que magnifie la douceur inouïe des timbales, presque dangereuse. Point de juvénile espoir ou d’enthousiasme adolescent : sombre, le fugato n’a cure de séduire. La subtilité des élans lyriques avortés des cordes, dans les insistants surplaces quasi varésiens si chers à Beethoven, ne brosse pas l’oreille dans le sens du poil ; le propos prévaut sur l’effet. Et si la sonorité demeure d’une tenue exemplaire, sans sécheresse baroqueuse ni l’aura d’antan des versions dites désormais gothiques, c’est bien au delà de telles considérations esthétiques. Aussi croit-on qu’ici s’expriment, au plus sensible, des femmes et des hommes, des artistes, comme à prier.

Dans une urgence contenue survient le Molto vivace, jamais violent ni effacé, avec ses deux expositions tant fragiles que péremptoires après lesquelles le contraste percussif affirme des poussées rageuses. L’optimisme du Presto central bénéficie d’une tendresse vive qui, loin de lénifier, mandrine toujours plus profond l’écoute. Outre l’excellence des bassons, c’est toute la petite harmonie de l’OPS dont ce Scherzo fait goûter la bonne santé. Sans démonstration ni spectacle, la reprise gagne encore en tonicité, comme armée d’une véhémence un rien bougonne, jusqu’à la furieuse aposiopèse de l’amorce élégiaque, pour finir. De fait, on retrouve cette plénitude des bois avec l’appel onctueux de l’Adagio (bassons et clarinettes) où naît la finesse contrite des cordes. La souplesse du cantabile convoque une ornementation résolument discrète. Seules les lueurs suaves de la clarinette et du basson rehaussent le recueillement dominant l’héroïde qui s‘achève en grande paix.

Et le fortissimo du Presto d’alors s’abattre en ouragan ! Sur les inserts empruntés au premier mouvement s’impose la perfection de l’unisson des contrebasses et violoncelles – c’est rare. Après ce prélude autoritaire, l’ode fait son apparition fervente, dans la rousseur fauve des contrebasses. La ciselure des bois le dispute à la splendeur des altos. Le parhélie des violons s’y dépose comme par inadvertance, bénédiction plus tard dispensée par l’onctueuse robustesse des cuivres. Se gardant d’accentuer ce que d’aucuns aiment plus martial, Marko Letonja [lire notre entretien] laisse le précipité liminaire à l’entrée du baryton-basse s’enfiévrer d’une sorte de foi naïve et belle. Luca Pisaroni chante Schiller dans cette couleur qu’on lui connait, projetée avec avantage. Le ténor Marc Heller corse les attaques de son solo. Musicalement irréprochable, le mezzo-soprano Valentina Kutzarova semble prudent jusqu’à l’estompe. En revanche, le soprano Valda Wilson distribue une lumière d’une pureté confondante. Vaillant et nuancé, le Chœur de l’Orchestre de Paris signe à son tour une prestation probante (la fugue händélienne convainc tout-à-fait), malgré un allemand relativement perceptible. La symphonie est conclue dans une sobriété définitive, essentielle – …« diesen Kuß der ganzen Welt ! »

BB