Chroniques

par bertrand bolognesi

Martina Batič dirige le Chœur de Radio France
œuvres de Debussy, Fauré, Guieu, Krawczyk, Poulenc et Wagner

Auditorium / Maison de Radio France, Paris
- 19 septembre 2021
Concert de rentrée du  Chœur de Radio France et de sa cheffe Martina Batič
© dr

Après la rentrée de l’Orchestre national de France, puis celle de l’Orchestre Philharmonique et de la Maîtrise de Radio France, avant-hier [lire notre chronique du 17 septembre 2021], c’est aujourd’hui le tour du Chœur de Radio France, auquel s’adjoignent huit musiciens du Philhar’. Le premier rendez-vous Chorus Line de la saison 2021/22, qui en comptera neuf1, prend pour titre une cantate pour double-chœur mixte a cappella écrite sur des vers de Paul Éluard par Francis Poulenc pendant l’été 1943, Figure humaine, dont la création eut lieu à Londres au printemps 1945 (dans une version en langue anglaise, la mouture originale voyant le jour l’année suivante, à Bruxelles). Le concert est ouvert par une transcription pour octuor de violoncelles du fameux poème Liberté, huitième et dernier mouvement de l’œuvre, due à Renaud Guieu, violoncelliste ici présent, membre de l’orchestre depuis près de vingt ans.

Liberté… n’est-il pas un rien osé de commencer ainsi un programme, puis de le finir de même après avoir fait entendre la voix d’Éluard lisant lui-même son poème ? Après trois confinements nationaux, la fermeture des salles de concerts, des maisons d’opéra, des cinémas, des musées, des écoles, après la réduction de la circulation des trains sur l’ensemble du territoire, l’obligation de porter un masque en intérieur et en extérieur, l’ordre donné d’un couvre-feu, l’interdiction du citoyen de sortir d’un certain périmètre, de se réunir à plus de six convives lors des fêtes de fin d’année, après la levée de l’astreinte du port du masque en extérieur, l’abolition progressive du couvre-feu, la réouverture à jauge minimale des lieux de spectacles et de culture, enfin leur réouverture totale, avec l’instauration d’un passeport sanitaire moyennant l’obligation implicite de vaccination (par-delà l’illégalité où s’en trouve placé l’État face aux instances européennes supérieures) ou la justification de tests répétés (avec tout le risque qu’induit un tel geste) pour accéder à ces lieux de culture et pour voyager en TGV (partant que le trafic ferroviaire n’a pas intégralement repris), Liberté demeure aujourd’hui un concept auquel on fera dire tout et son contraire.

« Nous sommes en guerre », fut-il proclamé un soir de mars 2020… Chacun entendra Liberté comme il voudra, selon son histoire personnelle, la façon dont il vécut les premiers temps de la pandémie et dont il vit désormais son installation durable dans notre quotidien, sa faculté de projection dans l’avenir, mais encore son background familial, sa sensibilité civique, voire cultuelle et ainsi de suite. Pour notre part, nous nous contentons de penser aux portiques par lesquels nous sommes entrés à la maison ronde, il y a quelques minutes, au déploiement sécuritaire auquel nous nous adonnons tous depuis près de six ans avec l’établissement de l’état d’urgence, aux gentils robots informatiques permettant au commerce de nous envahir pour commercer toujours plus, mais encore aux innombrables manquements trop aisément pardonnés (s’ils sont même dits…) aux acteurs de l’absurde surproduction comme à la négligence active des édiles politiques. Et de nous sentir un peu coupable, au fond, de fréquenter les lignes de Zuboff2, Lambert3, Bartholeyns4ou Davis5, entre autres, quand ce n’est de trop regretter un temps béni où le soin permettait encore d’optimiser le combat contre un virus6. Au critique musical, on dira qu’à tenir tel propos il s’égare… un peu comme à passer trop hardiment de la pharmacie au Palais Royal, par exemple.

Quelle irrésistible tendresse d’inflexion dans l’interprétation de Liberté aux violoncelles ! Respirant comme un seul, Jean-Claude Auclin, Pauline Bartisol, Adrien Bellom, Marion Gailland, Karine Jean-Baptiste, Jérémie Maillard, Nicolas Saint-Yves et Renaud Guieu lui-même libre une exécution fervente dont l’ohne Worte, loin d’en ternir la portée, élève en splendeur vocale. D’emblée, nous découvrons le talent du transcripteur à faire entendre la voix lorsqu’elle n’y est pas, ainsi que l’harmonie changeante et parfois contrariée de Poulenc, avec ses résolutions souvent inattendues qui, après un errement magistralement contrôlé, prennent jour de miracles.

Autre transcripteur, le compositeur Franck Krawczyk vit son M. W. nach Tristan, par lequel il s’emparait en partie des Wesendonck Lieder de Richard Wagner et d’une esquisse non retenue pour l’opéra Tristan und Isolde, créé en mai 2009 par Accentus, à la Cité de la musique. Sur une pédale chorale minimale, voire austère, deux hommes parlent, en allemand – Jean-Manuel Candenot et Johnny Esteban. Le hiératisme du Prologue, qui emprunte au dialogue entre le Berger et Kurwenal, impose son ambiance. Déjà l’on reconnaît à la fin de cette entrée l’harmonie wagnérienne, quand survient Im Treibhaus, fluide et délicat, où se détache le solo confortablement projeté de Claudine Margely. Le bref Porazzi-Thema déploie un lyrisme choral enveloppant, rehaussé par la lumière de Karen Durand (soprano), les voix parlées de Sarah Dewald en allemand et de Jean-Manuel Candenot en français lui dessinant une aura sensuelle. Traüme s’enchaîne, le ténor Seong Young Moon échangeant la teneur amoureuse avec Claudine Margely. Nous retrouvons la belle voix Karen Durand en toute fin de ce quatrième mouvement. La lecture de Martina Batič sculpte adroitement la matière sonore.

En connaisseur de l’œuvre orchestrale de Claude Debussy, Guieu s’est attelé à l’adaptation de ses deux premiers Nocturnes, préférant ne pas toucher à Sirènes qui fait intervenir un chœur. Infiniment travaillé, l’abord de Nuages en fait habilement sourdre toute l’inquiétude. L’extrême raffinement affirmé pour conclure n’est pas démenti par Fêtes. Violoncelles et voix s’associent pour la Pavane Op.50 de Gabriel Fauré dont le chant est fort joliment donné par Adrien Bellom. Sous la battue souple et inspirée de Martina Batič, les artistes du Chœur de Radio France servent somptueusement le lyrisme dolent de cette page. Sur la nuit de la scène, j’écris ton nom : l’enregistrement d’Éluard qui, dans la paradoxale simplicité de sa grandiloquence salutairement naïve, dit Liberté, mot ultime qui tombe sans emphase, lui. Ils arrivent de loin, les premiers accords du Vorspiel de Lohengrin, opéra de jeunesse d’un grand amoureux de liberté, idéaliste devant l’Éternel. Renaud Guieu s’en est gardé lui-même le contre-sujet mélodique, à la poignante mélancolie. Au fil du voyage thématique sur chaque cordier, la ciselure délicate de l’octuor donne le frisson.

« De tous les printemps du monde, celui-ci est le plus laid »… nous voilà plongés en temps d’adversité, n’était la perfection de l’équilibre pupitral et de la diction qui honore si pleinement Figure humaine. À la férocité d’En chantant les servantes s’élancent succède, redoutablement difficile, Aussi bas que le silence, avec ses intervalles acrobatiques. À l’œuvre, un art de la nuance tout au service de l’expressivité, magnifique, « crache sa nuit sur les hommes ». Après Toi ma patiente, en apesanteur, le cinquième épisode égrène une insolence savoureuse. La douceur ineffable de Le jour m’étonne et la nuit me fait peur, souverain et recueilli, puis l’angoisse fuguée de La menace sous le ciel rouge et son admirable crescendo conduisent bientôt aux cahiers d’écoliers, à la couronne des rois comme aux lèvres attentives… l’inénarrable élan final exulte en un contre-mi plus que fou : Liberté !

BB

1 Chorus Line #2, jeudi 21 octobre, à 20h
Reynaldo Hahn et Camille Saint-Saëns

Chorus Line #3, mardi 9 novembre, à 20h
Sergueï Rachmaninov

Chorus Line #4, mardi 30 novembre, à 20h
Benjamin Britten, Jonathan Dove,
Josquin Lebloitte des Prés etCharles Villiers Stanford

Chorus Line #5, samedi 4 décembre, à 20h
Anton Bruckner, Thomas Lacôte et Olivier Messiaen

Chorus Line #6, mardi 18 janvier, à 20h
Henk Badins, Lili Boulanger,
Frank Martin et Ralph Vaughan Williams

Chorus Line #7, mardi 22 février, à 20h
Carl Orff

Chorus Line #8, mercredi 16 mars, à 20h
Johann Sebastian Bach, Johannes Brahms, Hugo Distler,
Philippe Hersant, André Jolivet, Henry Purcell et Max Reger

Chorus Line #9, mardi 14 juin, à 20h
Johann Sebastian Bach, William Byrd, Orlando Gibbons,
Claudio Monteverdi et Heinrich Schütz

2 Shoshana Zuboff, The Age of Surveillance Capitalism, PublicAffairs, 2019 ; traduction française par Bee Formentelli et Anne-Sylvie Homassel, L’âge du capitalisme de surveillance, Zulma, 2020

3 Léopold Lambert, États d’urgence, Premiers Matins de Novembre, 2021

4 Gil Bartholeyins, Le hantement du monde, Dehors, 2021

5 Mike Davis, The Monsters enters, OR Books, 2020 ; traduction française par
Léa Nicolas-Teboul, Le monstre est parmi nous, Divergences, 2021

6 Pierre-André Juven, Frédéric Pierru et Fanny Vincent,
La casse du siècle – à propos des réformes de l’hôpital public, Raisons d’agir, 2019