Chroniques

par gilles charlassier

Matthäus Passion par Hans-Christoph Rademann
Concert Köln et RIAS Kammerchor

Bachfest 2011 / Opéra de Dijon, Auditorium
- 15 avril 2011
© dr

Voulant aller au-delà de l’habitude de donner une Passion de Bach pour la semaine pascale, l’Opéra de Dijon initie cette saison sa première Bachfest. À l’instar des villes de Thuringe et de Saxe qui célèbrent chaque année l’enfant du pays, l’événement tente de mettre en perspective la musique de Bach au cours de quatre concerts, « comme autant de chemins buissonniers dans l’œuvre du Cantor de Leipzig », selon les mots de Laurent Joyeux, directeur de l’institution bourguignonne. C’est cependant par un hommage à la coutume que l’ouverture se fait avec la Passion selon Saint Matthieu.

Les raisons avancées à l'absence d'opéra dans le catalogue de Bach sont diverses et font souvent mention des contraintes exercées par les circonstances et la tutelle des autorités religieuses. Les airs confiés aux solistes de ses Passions empruntent de fait souvent au langage du genre lyrique, particulièrement dans la BWV 244. Mais il serait fort réducteur de ne voir dans la Saint-Matthieu qu’un ersatz d’opéra. La facture et la disposition des effectifs requis témoignent plutôt d’une recherche générique et stylistique aboutie. L’orchestre est divisé en deux formations strictement identiques – excepté la présence d’une viole de gambe dans l’une d’entre elles – à l’image des deux chœurs qui se font face. Cette dualité se retrouve dans la composition de l’ouvrage qui superpose le récit de l’Évangéliste et les interventions des personnages au système opératique de récitatifs et d’airs confiés aux solistes. Le génie de Bach est d’avoir su porter à un égal degré d’accomplissement les deux systèmes parallèles. Incarné par les protagonistes du drame le texte du Nouveau Testament n’est pas traité sous l’unique mode de la narration linéaire. Outre la richesse expressive de la ligne confiée à l’Évangéliste, ce sont de véritables ariosos accompagnés qui sont réservés à Jésus dans la première partie. La composition révèle également une intention dramatique. Tandis que le personnage du Christ est bien présent dans la première partie, les solistes prennent le relais dans la seconde pour exprimer la souffrance du personnage trop affaibli pour pouvoir intervenir directement. Si un tel ordonnancement est commandé par le respect du texte, l’ampleur de la partition fait de la Passion selon Matthieu – plus encore que la Saint-Jean de quelques années antérieure – une synthèse originale des styles et des genres qui propose des solutions à la question de la représentabilité musicale et scénique aussi modernes qu’atemporelles.

C’est justement cette théâtralité intérieure que Hans-Christoph Rademann [photo], à la tête de son RIAS Kammerchor et du Concerto Köln, a choisi de mettre en avant. Les tempi assez allants évitent toute solennité hiératique, cependant que la souplesse des attaques favorise la fluidité du discours et la sobriété du geste une réserve propice au recueillement. C’est, au fond, une lecture que l’on pourrait qualifier de luthérienne : retenue mais non austère.

Le chœur initial, Kommt, ihr Töchter, emploie d’abord les effectifs comme un seul tutti, avant le dialogue entre les deux chœurs, exprimant l’impatience d’une foule qui se divise. Le chef allemand privilégie la continuité de la texture sonore. Plutôt que d’accentuer l’opposition concertante, il donne du relief aux harangues et réponses par un balancement de l’accentuation, comme s’il mettait en mouvement le regard des figurants d’un tableau. Le travail sur la transparence vocale met en évidence la variété des dynamiques au sein de la matière chorale, éclairant les relations polyphoniques entre les différents pupitres, tantôt à l’allure de masse compacte, tantôt tutti de solistes. Les chorals et les chœurs brefs insérés dans la narration illustrent remarquablement ce contraste.

Les solistes réunis caractérisent significativement les parties qui leur sont confiées.
Pour le soprano, on n’a pas suivi l’hypothèse musicologique de Gustav Leonhardt, lequel distribuait le rôle à un enfant – au profit d’un lyrisme plus expansif. Christina Landshamer possède un timbre brillant et fruité, avec des accents diaphanes tout à fait idoines. Le format est modeste mais la projection impeccable pallie avantageusement les limites de la puissance brute. On gagne en souplesse et le style est traité avec une délicatesse et une musicalité exemplaires. En témoigne l’aria Aus Liebe will mein Heiland sterben, avec flûte et hautbois (n°49) : l’interprète suspend à son fil dans l’éther d’une harmonie et d’une facture orchestrale d’une exceptionnelle économie. Les pages confiées à l’alto – sans doute la partie soliste la plus sollicitée, tant en termes d’importance quantitative qu’expressive – ne trouve pas (hélas) en Franziska Gottwald un médium à la hauteur du rôle qui lui est assigné. Le premier aria, Büß und Reu (n°6), pèche par un manque d’agilité. Le bas du registre pose parfois des problèmes de justesse, défavorisant l’interprète dans le duo So ist mein Jesus gefangen (n°27). Le morceau de bravoure, Erbame dich, mein Gott (n°39), est nettement mieux réussi, avec un premier violon concertant de grande tenue, un legato sûr et une expressivité prenante. Können Tränen meinen Wangen (n°52) n’en déçoit que davantage, ne parvenant pas aux sommets d’émotion que d’illustres prédécesseurs ont su atteindre (de Kathleen Ferrier à Julia Hamari).

Les tessitures masculines, incarnées à la fois dans la narration et les arie, demandent à être bien individualisées. La gageure est ici tenue. Le ténor soliste, Georg Populz, possède une voix à la volubilité toute lyrique qui apporte une certaine méridionalité à Ich will bei meinem Jesu wachen, (n°20). L’Évangéliste de Maximilian Schmitt fait preuve d’une endurance tout au long de la soirée – à peine peut-on déceler des signes de l’épreuve à la fin de la seconde partie. On peut saluer l’intelligence du texte et la clarté de la diction, en phase avec les choix herméneutiques de Hans-Christoph Rademann. Les deux basses ont une couleur et une intonation reconnaissables, qui les distinguent l’une et l’autre. Le Christ (Tobias Berndt), fait entendre une intériorité et une rondeur profondément humaines, tandis que le soliste Markus Eiche déploie une expressivité plus démonstrative dans la variété de caractère des arie qui lui sont confiées. La virtuosité du n°42, Gebt mir, meinem Jesum wieder, se trouve pénalisée par le vibrato peu orthodoxe et instable du violon soliste, faisant passer au second plan la dynamique sapide imprimée au morceau par le chef. En revanche, la méditation de Komm, süsses Kreuz, so will ich sagen (n°57) est magnifiée par la viole de gambe, partenaire idéale.

Au terme d’une tension qui ne se débraille jamais, le chœur Wir setzen uns mit Tränen nieder referme ce qui s’apparente à un chemin de croix dont les stations sont les airs et les chœurs, où l’auditeur ne peut être insensible à l’intensité croissante du recueillement. Les interprètes de ce soir ont donné la primeur d’un concert redonné le vendredi suivant à la Philharmonie de Berlin et retransmis sur les ondes radiophoniques.

GC