Chroniques

par bertrand bolognesi

Mikhaïl Pletnev dirige l’Orchestre national de Russie
œuvres de Prokofiev, Rachmaninov et Scriabine

Salle Pleyel, Paris
- 10 novembre 2012
Mikhaïl Pletnev dirige l'Orchestra national de Russie à Paris (Salle Pleyel)
© rno

Programme russe par un orchestre russe, un soliste russe et un chef russe, tout semble aller fort bien dans le meilleur des mondes. Pourtant, l’exécution du Concerto pour violon en ré majeur Op.19 n°1 (1915-17) ne convainc guère. D’abord délicatement feutrée, la sonorité de Sergueï Krylov va se révélant plus ample au fil de l’Andantino initial, mais sans que ce violon-là y suffise. Immanquablement, Mikhaïl Pletnev veille tant à l’équilibre général, qu’il met tout au service de la partie solistique, que l’orchestre finit par s’en trouver maigrelet, voire anémié. Grand soin, donc, des questions de « balance », au détriment de bien des aspects de la partition. Le jeu de Krylov laisse goûter d’estimables qualités, l’extrême justesse n’en étant certes pas des moindres, comme les doubles-cordes irréprochables ou un exquis fondu d’harmoniques avec les bois, faisant se rencontrer d’imaginaires ondes Martenot et glassharmonica. La virtuosité s’impose, bondissante, dans un Scherzo assez rauque qui cependant demeure terne. Après la remarquable prégnance du basson en début de troisième mouvement, les incises du violons paraîtront sèches, voire aigres. Malgré une tentative de porter plus loin le lyrisme qui suit, la mélodie reste sur la touche, ne fait pas sens. Ayant à subir une perpétuelle saignée (pour la raison évoquée plus haut), les musiciens accusent quelques inévitables faux-pas qui semblent approximations alors qu’il s’agit de jouer menu-menu, fragilisant ainsi les attaques comme les tenues.

Après l’entracte, grand contraste : outre que l’effectif convoqué par Rachmaninov pour son poème symphonique L’Île des morts Op.29 (1909) est nettement plus vaste, Mikhaïl Pletnev peut, sans risquer de couvrir qui que ce soit, le déployer en toute liberté. Aussi emporte-t-il d’emblée l’écoute, imposant un climat fascinant qui plonge droit dans les eaux noires des toiles de Böcklin. Un relief saisissant sourd des profondeurs grâce à une conduite magistrale de la dynamique, tout en tenant la bride à une saine expressivité qui, du coup, toujours s’affirme racée. Et si l’ambitus est ample, voire élastique, la lumière est minutieusement distribuée, car toujours la pensée est maintenue, conformément à sa lourdeur d’écriture. Aux instrumentistes, alors, de relever le gant d’une interprétation de haute volée où chaque détail est somptueusement servi sans l’être luxueusement. C’est tout un drame symboliste imprécis et bien présent qui s’accomplit, dont la densité sombre des violoncelles n’est pas innocente. Sournois, le Dies Irae survient dans les superpositions rythmiques, thème fétiche d’un compositeur qui recrée auditivement la glissée de la barque de Charon dans le miroitement lunaire (figuralisme de harpe) des cyprès-Parques qu’inverse l’onde.

Aux délices de cet opulent postromantisme succède l’inspiration débordante de couleur de Scriabine avec un Poème de l’extase Op.54 (1904-07) au mysticisme forcément confus, dont l’Orchestre national de Russie s’ingénie à magnifier l’indicible richesse. La réalisation est fidèle à la lettre, brillante la musicalité, sans oser toutefois la modernité où l’œuvre indéniablement s’inscrit : c’est vers Rimski-Korsakov et même Dukas que Pletnev fait lorgner sa lecture, donc assez justement vers l’époque où elle fut conçue sans laisser entrevoir celle vers laquelle elle put tendre. Il n’empêche : saluons une interprétation que scellent d’excellents musiciens, à commencer par les cuivres, tout à leur avantage.

BB