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Chroniques
Moïse et Pharaon ou Le passage de la mer Rouge
opéra de Gioachino Rossini
S’il est un opéra de Rossini difficile à mettre en scène, c’est bien Moïse et Pharaon ou Le passage de la mer Rouge. Créé en 1827 à Paris, en la salle Le Peletier (Académie royale de musique), l’ouvrage reprend en partie Mosè in Egitto donné neuf ans plus tôt au San Carlo (Naples), sans que le compositeur se soit contenté d’une traduction épicée des quelques retouches d’usage, afin d’en adapter la ligne vocale à la prosodie française, et d’ajouter un ballet pour respecter la norme parisienne. Non seulement le livret de Tottola, conçu d’après L’Osiride, tragédie de Francesco Ringhieri (1721-1787) publiée à Padoue en 1760, et d’après L’Exode (Livre II du Pentateuque), fut abandonné pour celui qu’écrivirent Luigi Balocchi (1766-1832) et Étienne de Jouy (1764-1846), mais encore Rossini remania profondément musique et structure dramatique. Il n’empêche : une dizaine de chanteurs capables d’en surmonter les acrobaties et un chœur imposant peuvent décourager les maisons d’opéra, quand représenter la ville incendiée et le miracle de la levée des flots érythréens effraiera les scénographes.
Tobias Kratzer, dans le parcours duquel l’on entrevoit un goût certain pour l’opéra français, n’est pas homme à se laisser abattre, ses précédentes productions en ont assez témoigné [lire nos chroniques du Prophète, de Lucio Silla, L’Africaine, Tannhäuser, Faust et Il trittico]. De même Pierre Audi, directeur général du Festival d’Aix-en-Provence, jamais ne fut le dernier à relever des défis, on s’en souvient. Avec la complicité de Bernd Purkrabek pour la lumière, de Rainer Sellmaier quant aux costumes et aux décors, ainsi que de Joeroen Verbruggen pour la chorégraphie et, surtout, celle de Manuel Braun dans la teneur vidéastique du spectacle, le metteur en scène allemand entreprend de révéler l’œuvre comme parabole contemporaine, affranchie de littéralité biblique. Le plateau du Théâtre de l’Archevêché est séparé en deux espaces perméables, avec camp d’accueil (donc de contrôle) des réfugiés en jardin et, côté cour, un bureau typique d’une certaine technocratie occidentale. Immédiatement identifiable, le clivage a le mérite d’interroger sans ambages notre relation à l’autre, à celui qui a dû quitter sa terre, à ceux qui sur nos rives arrivent sans rien, et de le faire à travers un héritage légendaire communément tenu en respect, par-delà l’acception religieuse induite.
En traduisant les fléaux qui s’abattent sur l’Égypte en catastrophes climatiques, via une projection vidéo quelque peu encombrante, avouons-le, Kratzer enfonce le clou : c’est notre aujourd’hui qu’il montre, avec ses contradictions et ses cruelles indifférences au monde. Loin de se suffire de la jubilation attendue après la traversée des eaux, la proposition ne démordra pas de sa vision ô combien critique, puisque la même poignée de privilégiés à détenir les ressources planétaires se complaît à prendre le soleil quand les plus démunis, en gilet de sauvetage, errent dans les rangs, hors scène – dès lors, où l’honnête homme préfère-t-il demeurer, au risque d’un effondrement global imminent ?… Assurément tentative de bonne foi, le projet n’aboutit point pleinement, ce qui, selon une maïeutique féconde, présente l’avantage de ne pas répondre lui-même aux questions qu’il pose. Se reconnaît là le vent qui, en portant Résurrection de Romeo Castellucci, Idomeneo de Satoshi Miyagi et même, quoique d’une manière moins livrée, Salome d’Andrea Breth, souffle sur l’édition 2022 du festival.
À l’opposé de la rigoureuse précision théâtrale et de l’option explorée, l’approche de Michele Mariotti surprend défavorablement. Si le chef italien mène avec quelque adresse lyrique l’Orchestre de l’Opéra national de Lyon dans les arie, une tendance à s’appesantir dans les passages strictement instrumentaux, sans pour autant leur transmettre quelque inspiration, confirme la déception entretenue par une incompréhension manifeste des récitatifs accompagnés : loin de travailler main dans la main avec les chanteurs, ou, plus précisément, de respirer ensemble selon l’indispensable alchimie où la voix fait respirer la baguette qui fait respirer la voix et ainsi de suite, Mariotti attend chacun, entravant l’urgence de ces moments et toute vivacité. Encore la phalange lyonnaise ne paraît-elle guère au mieux de sa forme avec des cordes un rien pataudes, à l’inverse de ses bois, irréprochables. Préparés par Richard Wilberforce, les artistes du Chœur de l’Opéra national de Lyon trahissent si parfaitement la diction que l’écoute, s’y perdant, cède place au regard – merci aux surtitres. Après avoir tout récemment apprécié l’aisance d’un chœur allemand dont ne se perdit pas un mot [lire notre chronique des Troyens], amer est le chagrin.
Il revient donc au plateau vocal de convaincre, ce qu’il réalise avec succès.
On y applaudit sans réserve le ténor bien assis d’Alessandro Luciano en Aufide [lire nos chroniques d’Il Bravo et de Semiramide], celui, plus corsé, de Mert Süngü, d’une souplesse confondante [lire nos chroniques de L’incoronazione di Poppea et des Nozze di Teti e di Peleo], enfin celui, robuste et puissant, de Pene Pati en Aménophis, les trois affirmant une musicalité sans faille.
Dans les rôles de barytons, on retrouve le chant toujours bien mené d’Edwin Crossley-Mercer, Osiride de belle tenue [lire nos chroniques de Winterreise, La Cenerentola, Alceste, Orlando paladino et Les Indes galantes], et l’on découvre le muscle indéniable d’Adrian Sâmpetrean, projeté avec avantage en Pharaon. La réputation de la grande basse italienne Michele Pertusi n’est plus à faire [lire nos chroniques de La sonnambula, I puritani, Semiramide, Norma, Jérusalem, Don Carlos, Don Pasquale, Il barbiere di Siviglia et I masnadieri], dont le timbre satisfait plus que l’intonation, souvent mise en danger par une fatigue toute relative dans les conditions du plein air.
Idéalement distribuées, trois dames sont à l’honneur. La chaleureuse couleur du mezzo-soprano Géraldine Chauvet compose une Marie humaine et attachante [lire nos chroniques de Reigen, Dialogues des carmélites, Charlotte Salomon et Hamlet]. Après l’avoir chanté à Pesaro [lire notre chronique du 6 août 2021], la jeune Vasilisa Berzhanskaya reprend avec superbe le rôle de Sinaïde dont elle enjambe adroitement la notoire virtuosité [lire notre chronique de La dame de pique]. Enfin, le soprano fort agile de Jeanine De Bique restera longtemps en l’oreille, tant ravit son Anaï, très émouvante.
BB