Chroniques

par bertrand bolognesi

musique traditionnelle hongroise par Muzsikás
domaine privé Eötvös

Cité de la musique, Paris
- 25 et 26 mai 2004
le compositeur français d'origine italienne émigré au USA Edgar Varèse
© dr

Avec une programmation à la mesure de l’éclectisme raffiné du compositeur hongrois, ce Domaine privé consacré à Péter Eötvös [lire notre chronique du 18 mai 2004] se poursuit avec, entre autres, deux soirées passionnantes. Mardi, nous revoyons le film réalisé par Bill Viola il y a une dizaine d’années, Déserts, destiné à accompagner la pièce éponyme d’Edgar Varèse [photo] qui, lors de la création au Théâtre des Champs-Élysées, provoquait un scandale comparable à celui du Sacre. La différence avec 1913, c’est que le concert du 2 décembre 1954 était le premier à jouir d’une retransmission radiophonique en direct et en stéréophonie : ainsi les auditeurs ont-ils pu profiter des nombreuses perturbations d’un public qui « n’a même pas voulu écouter », comme le commenta le musicien. Fasciné par les déserts, ces étendues désolées aux horizons infinis qui lui donnaient l’impression que le moindre de ses gestes allait être vu partout, la moindre de ses paroles entendue, mais aussi les déserts intérieurs « où l’homme est seul dans un monde de mystère et de solitude essentielle » (extrait d’une lettre à Odile Vivier), Varèse vit son œuvre violemment désertée par des mélomanes obtus, par une critique bourgeoise attachée au confortable ronronnement des programmations traditionnelles, par les milliers d’oreilles regardant leur poste de radio, et même par la jeunesse, encore inapte à saisir sa pureté d’écriture.

Le vidéaste Bill Viola avance sa proposition d’achèvement de Déserts, une pièce que le compositeur souhaitait également visuelle, et non uniquement sonore. Sa réalisation s’abstrait largement du support musical, tout en utilisant volontiers des images illustratives de déserts. De fonds marins en dunes de sable, de bris de verre (pouvant évoquer la glace) en incendies de forêt, il montre un homme seul dans une pièce austère, seul avec un verre d’eau, une cruche, un bol de muesli, bientôt au fond de l’eau. La présence humaine rendue humblement prosaïque aurait pu élever les autres registres référentiels de son travail à la poésie – aurait pu seulement, car, gêné par une omniprésence de la matière, le film tente quelques échappées trop polies vers la texture. Nous le voyons pour la troisième fois : chaque nouvelle projection en appauvrit la lecture, si bien qu’on pourrait être tenté de croire en une talentueuse désertification conceptualisée de l’imaginaire. Fermer les yeux est toujours possible, ce qui – au risque de contredire Jean-Jacques – ne nuit pas à la perception de l’exécution soignée de Péter Eötvös à la tête de l’Ensemble Intercontemporain dont se laissent une nouvelle fois constater l’excellence. La seule réserve concerne un réglage un rien disproportionné des ondes Martenot. Autre pièce de Varèse inscrite au programme, Ecuatorial demeure assez rare. Eötvös en soulignant radicalement les contrastes, avec autant d’énergie que d’exactitude, malgré un Chœur de l’Armée française trop peu fiable.

Le compositeur fait lui-même sonner deux de ses œuvres : Chinese Opera, datant de 1986, et qui salue, à travers diverses pérégrinations, trois metteurs en scène (Brook, Grüber, Chéreau). On y retrouve le rituel, décidément presque omniprésent dans le travail d’Eötvös. Le deuxième mouvement demeure sans doute le plus surprenant, avec ses pizz’ de tuba, par exemple, et le grand calme dans lequel il s’achève. Se distinguant des habitudes du concert classique, le cycle offre un moment de musique hongroise avec l’ensemble Muzsikás, mercredi soir, qui suit le Divertimento Sz.113 de Bartók abordé avec beaucoup de souplesse. Pour tonique que soit la lecture d’Eötvös, elle surprend par un moelleux et une clarté fort élégants dans le premier mouvement, une pudique gravité dans l’Adagio central et un lyrisme généreux dans le dernier, évitant toute surcharge de contraste. Après une danse endiablée, un petit bonsoir sympathique, Muzsikás fait entendre une bande collectée par Bartók lui-même, et développe différentes versions inspirées de l’original. C’est un véritable parcours précieux et enjoué que les musiciens concoctent, à travers des chants anciens des Carpates, les Danses Roumaines qu’utilisa Bartók, une mélodie traditionnelle dont il fit son trente-deuxième Duo pour violons, ou encore la ballade du berger. Le public peut alors goûter les riches sonorités des hit-gardon, koboz et cymbalum, et apprécier Márta Sebestyén, grande chanteuse de musique populaire hongroise.

BB