Chroniques

par françois cavaillès

Nahasdzáán ou Le monde scintillant
oratorio de Thierry Pécou

Opéra de Rouen Normandie
- 23 avril 2019
À l'Opéra de Rouen, création mondiale de "Nahasdzáán" de Thierry Pécou
© marion kerno

Par monts et par vaux nous emmène Thierry Pécou, par son intérêt pour les cultes afro-amérindiens, les cultures anciennes de la Chine et du Tibet, la mythologie grecque et, tout dernièrement, les rituels des Indiens Navajos. C’est à cette source que puise Nahasdzáán ou Le monde scintillant, oratorio présenté en création mondiale à Rouen, quelques années après La voie de la beauté [lire notre chronique du 23 novembre 2016]. En langue navajo, Nahasdzáán signifie la Terre. Ainsi, grâce au livret original, en anglais, de la poétesse Laura Tohe, native de l’Arizona, se lèvent, le temps d’une cérémonie de guérison, de lointains pans de civilisation pour révéler la Nature primitive et actuelle. Ce véritable trésor est englouti dans les quatre mondes de la cosmogonie navajo ordonnant l’oratorio – le blanc scintillement symbolise, après le mental, le corps et le social, le quatrième et dernier monde, cadre d’interactions fabuleuses entre humains et êtres métaphysiques.

À l’intérieur du Théâtre des Arts, par un extraordinaire assemblage de chants, de musique, de danses et de mise en scène d’animaux sauvages – loup, vautour, chouettes et aigle, par le spécialiste Luc Petton et sa compagnie Le Guetteur –, Nahasdzáán est représenté comme le coeur battant d’un organisme baigné de l’art lyrique de l’ensemble Variances, dirigé par Thierry Pécou, son fondateur [lire nos chroniques des 17 octobre et 8 décembre 2006, du 11 janvier 2008, du 27 avril 2010, du 5 avril 2013, des 22 février et 7 avril 2014, ainsi que notre critique du CD Passeurs d'eau]. « Luc Petton, Laura Tohe et moi nous sommes retrouvés sur les mêmes préoccupations liées à l’anthropocène. L’oratorio se termine par une réunion des animaux qui alertent sur les risques que nous prenons », explique le savant compositeur (brochure de salle), très appliqué durant l’heure et demie du spectacle, puis humble et reconnaissant sous l'ovation du public.

Rideau baissé, quelques légers coups de gong percent le néant. De la flûte aviaire, du violoncelle lancinant et du saxophone orienté vers le free jazz émerge comme d’une canopée vierge le pépiement généralisé qu’on imagine propre à l’origine d’un monde. Le son régulier du tambour marque la vie, à travers une musique devenue hypnotique. Les premiers chants s’élèvent, mystérieux (Jini, someone said it), avec le baryton-basse John Taylor Ward et le ténor Oliver Brignall, ensuite rejoints dans le conte par le soprano Christie Finn et le contralto Noa Frenkel. Tremblements des cordes vocales, remous syncopés de contrebasse et de xylophone puis, sourd, le rythme résonne, tandis que les premiers danseurs entrent en scène. Dans la séduisante agitation créée par le groupe instrumental, à travers le récit d’abord confus (comme pour apprendre à lire le signe indien dans les nuages), le juste ton est émis par John Taylor Ward, possible représentant de notre espèce balbutiante à ce stade de l’évolution. En effet, « l’humanité était présente sous une forme nébuleuse » (même source). S’en suit l’échange sans concession avec Coyote, rôle perturbateur tenu par Oliver Brignall avec l’excitation qui convient au tentateur. En se dressant, les mouvements dansés représentent avec grâce le passage de l’animalité à l’humanité. Une chouette aux légers cris vient en témoigner. Puis, dans une clairière musicale, passe un loup calme et superbe, telle une vision nocturne dans la longue plaine des Prairies. La rencontre ne peut que marquer le spectateur à l’heure où l’artificiel, le technologique et le préconçu dominent sans partage nos vies.

Au deuxième monde, réel commencement de l’Ère de l’homme (anthropocène), on retrouve la même structure menant au spectacle total, qui inclut chant, musique de chambre et danse, mais sans animaux. L’excellente Noa Frenkel paraît ébréchée comme les premiers ustensiles de terre cuite, les humains souffrent jusqu’en chœur et la scène entière est prise de tachycardie. Le lien entre l’organique et le cosmique enfin luit clairement, dès la douce entrée au troisième monde mythique. Surtout distillée par la flûte et le xylophone, la musique se fait presque discrète, sage et caressante. La société humaine s’organise, dans la joie ou la détresse, goûtées avec un égal plaisir grâce au ténor et à la soprano. La voie de la beauté est évoquée. À leur retour les chouettes magnétisent les regards, aux mains des captivantes danseuses Aurore Godfroy et Alexandra Blondeau. Impressionnantes de diversité, les percussions amérindiennes, que joue Elisa Humanes, et une fuite dissonante précèdent le duo mimétique entre danseur et vautour. Puis le monde scintillant est enfin découvert, avec ses conversations saccadées, ardues, ponctuées d’échos.

En conclusion, la suite Animals Talking exprime la menace qui pèse sur l’environnement, ainsi que l’osmose possible, en marche sur la voie de la beauté. Oratorio humaniste, Nahasdzáán ou Le monde scintillant ouvre avec tact la plaie contemporaine et montre la sensation vitale et fragile d’avoir aujourd’hui encore ressuscité, et même joué au renfort du château de sable, avant d’être à nouveau frappé très fort par la prochaine grande marée.

FC