Chroniques

par bertrand bolognesi

Orchestre B’Rock, Vox Luminis, Lionel Meunier
œuvres funèbres de John Dowland, Jean Gilles et Henry Purcell

Opéra de Rouen Normandie / Chapelle Corneille
- 16 novembre 2016
John Dowland, Henri Purcell et Jean Gilles à la Chapelle Corneille de Rouen
© lukasz rajchert

Les musiciens s’installent sur la scène ronde. À l’invitation de l’orgue positif, ils s’accordent. Là, l’image s’arrête. De l’invisible arrivent les voix, telles celles du Ciel cachées par l’iconostase russe. L’effet est saisissant d’ainsi recevoir Hear my prayer de Purcell, anthem tant invasif que recueilli, face à l’immobilisme coi des instrumentistes. La première partie de ce concert funèbre donné par les gosiers de Vox Luminis et les archets de l’ensemble Orchestre B’Rock alterne les déplorations britanniques, vocales ou non, avec une seule incursion dans le répertoire français, annonçant la suite des réjouissances. Tandis que la première des pavanes du Lacrymae (or seven tears) de John Dowland cisèle un raffinement dolent, douze chanteurs gagnent l’arc de cercle de l’estrade. Leurs pupitres distribuent les parties du motet Media vita in morte sumus d’Henry Du Mont qui de facto réunit les deux formations dans une interprétation d’abord retenue dont les volutes s’intensifient peu à peu jusqu’au tragique.

S’ensuit autre pavane muette des Lacrymae de Dowland (la quatrième) qui, en une grâce lumineuse, approfondit la méditation sur la mort, dépassant toute lamentation. Elle introduit aux trois Funeral sentences d’Henry Purcell qui décidément semblent s’ingénier à placer le dernier soupir dans une perspective libérée du malheur. Man that is born of a woman distille l’entrelacs des voix solistes sur la basse (David Van Bouwel au positif) comme un charme vers l’inexorable. L’expressivité des chromatismes d’In the midst of life we are in death trouve des interprètes d’une précision confondante. De même la subtile réalisation des intervalles du redoutable Thou knowest, Lord, the secrets of our hearts, prière en lutte vers la sérénité, impose-t-elle une paix presque intrusive qui, assurément, n’est pas de notre temps – il en fut en fut d’autres où l’on savait mourir, voilà ce qui bouleverse le plus, croyons-nous.

À un public farouchement concentré est encore offerte l’ultime pavane (septième) des Lacrymae. Si les voix sourdaient une demi-heure plus tôt d’un énigmatique nulle-part, le consort s’éloigne en une extinction parfaitement renseignée, le chef-organiste précarisant le decrescendo aux confins d’un silence qui soustrait l’écoute elle-même au moment. Difficile, après cela, de reprendre ses esprits, comme l’on dit, d’intégrer ses membres à délier pour quitter le siège d’une quiète émotion… et prendre lit jusqu’au lendemain ou pour jamais – per obstare, le concert, juste à son milieu, n’abandonne pas !

L’entracte est l’occasion de redécouvrir la chapelle du lycée, lieu où l’on entendait, il y a vingt ans, l’Ensemble Intercontemporain jouer Varèse et Messiaen ; Pierre Boulez ouvrait alors le programme avec Requiem for strings de Tōru Takemitsu (1957), en hommage au compositeur japonais qui venait de nous quitter. On y faisait donc déjà de la musique ! Peu ou pas du tout entretenu, après avoir souffert l’explosion de deux bombes qui l’endommagea sérieusement (septembre 1942), l’édifice, plus tard désacralisé, affichait une décrépitude certaine qui augurait une plausible déconstruction. En ce dimanche après-midi de 1996, nous ignorions qu’il avait bénéficié de certains travaux le soustrayant à l’effondrement. Passés bien des atermoiements, une nouvelle destinée s’ouvre à lui : après restauration complète, reconstitution des ornements, efficace aménagement de l’accès et suspension d’une sphère acoustique à la croisée du transept (cabinet d’architecture King Kong), la Chapelle Corneille fut inaugurée en février dernier en tant qu’auditorium. Elle propose une riche saison, mise en place par six partenaires locaux – La Maison Illuminée, L’Académie Bach d’Arques-la-Bataille [lire notre chronique du 29 août 2010], Les Musicales de Normandie, Les Saisons Baroques (Le Poème Harmonique, Vincent Dumestre), L’Étincelle (Théâtre de la Ville de Rouen) et l’Opéra de Rouen Normandie à qui l’on doit le présent menu.

Applaudi à l’opéra [lire notre chronique du 16 février 2016 et notre critique du CD], preuve nous semble désormais avantageusement faite que l’Orchestre B’Rock ne démérite pas dans le domaine sacré. Avec un théorbe et quelques bois en sus, c’est au Requiem de Jean Gilles qu’il s’attelle maintenant. Évitant toute dorure superfétatoire, l’exécution se distingue par une densité ailée, à l’antipode de la première partie. Sous la direction de la basse Lionel Meunier, Vox Luminis, salué dans le répertoire allemand [lire notre chronique du 16 décembre 2014], arbore de vertueuses qualités solistes. Aussi plusieurs intervenants demeurent-ils en l’oreille, comme l’incisif Olivier Berten (ténor), le fort musical Barnabás Hegyi (alto) et le fiable soprano de Caroline Weynants [lire notre chronique du 25 janvier 2015]. Deux voix enchantent : le jeune baryton Tomáš Král, timbre clair comme le miracle (quel Sanctus !) [lire notre chronique du 9 octobre 2016], enfin l’excellente Zsuzsi Tóth, soprano précédemment appréciée dans les chromatismes des Sentence, force tranquille d’une stabilité à toute épreuve. Une onctuosité caressante fait de chaque phrase instrumentale un manifeste d’optimisme mortuaire.

BB