Chroniques

par david verdier

Orfeo | Orphée
favola in musica de Claudio Monteverdi

Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 22 juin 2012
Thomas Hengelbrock dirige l'Orfeo de Monteverdi à Paris
© benjamin krieg

Pour des raisons qui tiennent autant de la taxinomie que de la musicologie, on a rangé à la page « Monteverdi » l'article « opéra » et attribué au palais ducal de Mantoue son lieu de naissance officiel en février 1607, avec l'Orfeo. L'arbitraire de ce choix dissimule mal les rivalités entre Mantoue, Venise et Florence – rivalités tant politiques qu'artistiques qui firent du genre opératique un modèle de représentation qui mit plusieurs décennies à se fixer dans une forme clairement identifiable.

Si l'Orfeo dépasse l'intérêt documentaire et continue de fasciner, c'est essentiellement en raison de la cristallisation musicale et, paradoxalement, très peu par rapport au livret d'Alessandro Striggio. La source narrative et mythologique est, d’une certaine manière, l’élément à la fois le plus archaïque et le moins novateur – contrairement à des œuvres comme Il ritorno d'Ulisse in patria ou L'incoronazione di Poppea. Striggio rédige à partir d'un matériau littéraire fort connu à son époque. En choisissant ce grand classique de la littérature, il attire involontairement toute l'attention sur la révolution musicale que propose Monteverdi. Étrangement, une écoute qui demeurerait à la surface de l'œuvre resterait en deçà d'une vision Renaissance, prisonnière de la tradition des intermèdes, des danses et des madrigaux. La moresque qui conclut l'œuvre pourrait faire croire à une dissolution de l'opéra dans la galanterie et le badinage ; ce serait trop vite oublier le sens dramatique, inédit pour l'époque, qui transforme certains effets musicaux en véritables séquences cinématographiques. Ainsi, la magnifique scène dans laquelle Orphée tente d'amadouer Charon, le passeur d’âmes. Pour la première fois, l’accompagnement musical joue le rôle d’un personnage invisible et se met explicitement au service de l'effet théâtral. Les timbres des instruments sont utilisés sans détours pour figurer le caractère et la psychologie des protagonistes, ce qui permet d'imprimer profondément dans le souvenir de l'auditeur ces images féériques. À l'incarnation des personnages répond une « incarnation » des voix – terme que l'on hésite presque à libérer de son préfixe pour mieux traduire l'importance de la couleur vocale dans l'écriture de Monteverdi.

La mise en espace de Thomas Hengelbrock [photo] à la tête du Balthasar Neumann Ensemble joue sur ce concept de la couleur en habillant chœurs et solistes en costumes bigarrés sur fond bleu-cobalt. Le minimalisme des éléments de décor replace idéalement le chant au centre de l’univers, à la fois reflet et origine du monde. Rien de plus simple en réalité que ce mythe de l'Amour et de la Mort, si simple et universel qu'il lui suffit de quelques tréteaux et d’une toile de couleur pour exister. Quelques éclairages discrets complètent le tableau. Le reste est laissé à l’imaginaire du spectateur. Pour secouer l'immobilité du chant madrigalesque, le chef n'hésite pas à rompre le rythme des scènes en participant lui-même à l'animation du plateau pour impulser un mouvement d'ensemble à cette favola in musica.

Le jeune ténor russe Nikolaï Borchev se tire brillamment du rôle périlleux d'Orphée. Il n'hésite pas à projeter corps et âme, répondant à l'exigence délirante de la partition. Le récitatif arioso Tu se’ morta, mia vita, ed io respiro ? (Tu es morte, ma vie, et je respire encore ?)le fait se consumer de douleur sous nos yeux, à travers un traitement expressionniste de l'instrument. Il incarne un héros modeste et profond, dont la voix « écoute » le sentiment de l’autre à travers sa respiration. On regrette que le livret ne fasse pas une part plus belle à l'Eurydice de Katja Stuber. Ses brèves interventions font deviner une nuance vocale adamantine qu'on aimerait retrouver dans une œuvre mieux proportionnée à ses moyens.

Alternativement Proserpine et Messagère, le mezzo Anna Bonitatibus stupéfie au delà de la modestie de ces deux rôles. On se souvient inévitablement de sa récente et éblouissante Didone de Cavalli, sur cette même scène [lire notre chronique du 12 avril 2012]. Elle domine le plateau par l'onctuosité du vibrato, une maîtrise incontestable de la modulation graves-aigus et l'accentuation des notes tenues. À l'écouter, on se dit que l'annonce de la mort n'a pas attendu le Romantisme allemand pour exister en tant que « geste » narratif. L'art subtil d’introduire le drame par le seul effet d'un changement de registre prend l'importance d'une scène primitive, naissance de la déploration belcantiste et des épanchements wagnériens.

Il convient de citer les prestations d'Anna Stéphany et Miljenko Turk. La première est un brin corsetée d'émission mais parfaitement à l'aise pour dérouler les phylactères compliqués de l'Espérance. Quant au jeune baryton croate, il joue de toute évidence avec Apollon la carte de la séduction, sans forcer son talent.

Maître incontesté de la soirée et deus ex machina, Thomas Hengelbrock impulse une ligne aérée et souple, loin des eaux-fortes et de la noirceur d’un Harnoncourt, sans pour autant céder aux visions raphaélites de Gabriel Garrido.

DV