Chroniques

par jorge pacheco

Oscar Strasnoy, épisode 3
Pierre Roullier dirige 2e2m

Présences / Théâtre du Châtelet, Paris
- 14 janvier 2012

Le festival Présences est l'opportunité précieuse de connaître en profondeur le travail et la personnalité d'un compositeur actuel, que celui-ci nous soit inconnu ou familier. À travers une série de concerts où ses œuvres partagent la scène avec celles des créateurs qui, d'une manière ou d'une autre, l'ont marqué et ont contribué à configurer son identité musicale, nous pouvons explorer son univers sonore de manière exhaustive et ainsi partager ses réflexions, tout en étant témoins et juges (intérieurement, bien entendu) de ses postulats esthétiques et de son évolution.

L'année 2011 ayant eu comme protagoniste le Finlandais Esa-Pekka Salonen, jadis connu du public parisien presque uniquement en tant que chef d'orchestre, l'invité d'honneur de cet hiver est le jeune compositeur argentin Oscar Strasnoy, né en 1970, illustre diplômé du Conservatoire de Paris, et actuellement installé à Berlin.

Revendiquant volontiers l'héritage de Mauricio Kagel en ce qui concerne la dimension théâtrale de l'œuvre musicale et celui de Luciano Berio par l'utilisation abondante de citations du grand répertoire, Strasnoy se présente d'emblée comme un compositeur du questionnement. Qu’elle nous paraisse brillante ou grotesque, sa démarche ne laisse pas l'auditeur indifférent et parvient, tant bien que mal, à le faire réagir.

Pour ce troisième concert du cycle, l'Ensemble 2e2m, sous la direction de Pierre Roullier, joue la cantate Hochzeitsvorbereitungen (mit B und K) de Strasnoy – qui fait déjà sourire par son titre à la longueur germanique, et qui signifie Préparatifs de noce (avec B et K) – précédée, sans entracte, des Folks songs de Berio.

La pratique consistant à composer à partir d’une musique préexistante existedepuis la nuit des temps. Cependant, le XXe siècle en vit naître une nouvelle dimension, d'abord dans la transformation du timbre (Pulcinella de Stravinsky ou la klangfarbenmelodie de Webern, étant les exemples qui sautent à la mémoire), puis dans l'interaction entre musiques de différentes traditions et langages, une fois diminuée la fièvre avant-gardiste, moment où le compositeur doit s'interroger sur la possibilité d'une syntaxe capable d'intégrer des univers sonores complètement éloignés. Nul doute que Berio donne une des réponses les plus brillantes à cette question dans ses Folks songs. Le raffinement et la sophistication dont fait preuve l'arrangement de chacune des chansons populaires du cycle a servi de modèle à bien de musiciens, avec des résultats pas toujours aussi brillants.

Dans la version de l'Ensemble 2e2m, ce raffinement est mis en lumière par l'équilibre parfait entre les différentes lignes instrumentales et par un jeu d'une grande souplesse rythmique. Faisant honneur au caractère populaire des chansons, le mezzo-soprano Elsa Maurus livre une interprétation qui brille par la simplicité de sa couleur vocale, et n'ajoute rien qui pourrait perturber la beauté pure du texte. Cette intonation volontairement décontractée laisse la place à des petits fourvoiements de justesse, complètement inoffensifs – et même bienvenus dans ce contexte. La direction de Pierre Roullier est sobre et efficace ; seule sa fâcheuse tendance – malheureusement trop répandue parmi les chefs français – à se lever sur la pointe des pieds pour chaque départ plus ou moins important, nuit à la clarté et à l'élégance du geste.

Préparatifs de noce (avec B et K), à laquelle son auteur attribue la condition fort flatteuse d'« hyper-cantate », met en relation le texte de la Cantate du mariage BWV 202 de Johann Sebastian Bach (le B du titre) à des extraits du journal de Kafka (le K) – dont Kurtág se servit magistralement dans ses Kafka Fragmente – où l'écrivain parle de sa solitude et son désir d'amour de couple [lire notre chronique du 10 octobre 2007]. Cette opposition dans le texte est aussi la source d'une opposition entre l'univers musical de chaque référence littéraire, le texte de la cantate étant bien évidemment lié à sa mise en musique par Bach dans l’œuvre originale que Strasnoy cite inchangée, et celui de Kafka à la musique de Strasnoy lui même, qui se veut opposée à celle de Bach, mais aussi son commentaire, voire sa continuation.

La citation d’une autre œuvre est un des cas les plus évidents où le langage musical peut, à travers un réseau de références, exprimer un sens extra musical. Tel est le cas, par exemple, de l'utilisation des mélodies chorales au XIXe siècle pour évoquer la religion, ou de la célèbre citation de Tristan dans le Golliwogg's Cakewalk de Debussy. Aussi la juxtaposition de la musique de Bach à celle de Strasnoy est-elle déjà pleine de signification, surtout dans le cas où la deuxième vient interrompre la première [lire notre critique du CD]. Mais ici, il y a en plus les deux textes qui explicitent davantage l'opposition des deux univers sonores. D'un côté le texte de la cantate, véritable chant à l'union maritale, une vision de l'amour dans le bonheur suprême, et, de l'autre, le pessimisme quasi pathologique de Kafka qui, malgré son désir de volupté, reste seul et incapable de goûter les plaisirs de l'amour et pour qui cette union est matérialisée dans le vieux couple de juifs occupant l'appartement d'à côté, dont l'évocation réveille dans la partition des sonorités d'orchestre klezmer (ce qui constitue une nouvelle citation musicale).

Ces deux visions, une céleste et l'autre noire, sont en lutte permanente dans l'opposition entre la musique de Bach et les commentaires de Strasnoy qui s'interrompent sans trêve – une situation de toute évidence ridicule et grotesque. Hochzeitsvorbereitungen (mit B und K) éveille le rire et parvient à gêner au point de faire s’interroger sur son intention. Au bout d'un moment, on sait qu'il faut rire, on se rend à l'évidence après quelques cadences parfaites interrompues, mais l'œuvre manque de la profondeur nécessaire pour indiquer la cause de cette hilarité. La solitude de Kafka ? ce serait assez cruel ; la naïveté du texte de la cantate ? notre propre besoin d'amour ? la situation théâtrale ? le compositeur ?... Sans véritable réflexion, le rire surgit comme de la bouche des bêtes, sans honte ni questionnement, si bien qu’après être trop souvent confronté à la sempiternelle interruption, c’est le désir d’écouter en paix la musique de Bach qui possède l’auditeur.

Saluons toutefois un compositeur à la démarche originale, en rien académique, qui cherche sa propre voie d’expression loin des chemins tracés. Strasnoy est un compositeur insolent qui interpelle ; nous saurons le reconnaître. Grâce au festival Présences (jusqu'au 22 janvier), nous aurons encore la chance de mieux connaître son univers.

JP