Chroniques

par bertrand bolognesi

Oscar Strasnoy, épisode 4
Dima Slobodeniouk dirige le Philhar‘

Présences / Théâtre du Châtelet, Paris
- 14 janvier 2012
le chef Dima Solobeniouk photographié par Marco Borggreve
© marco borggreve

L’exploration de l’univers particulier du compositeur argentin Oscar Strasnoy s’est ouverte hier soir [lire notre chronique de la veille] avec Le bal, bref opéra (en un acte) imaginé à partir du roman éponyme d’Irène Némirovsky (paru chez Grasset en 1930). C’était donner le ton de cette édition du festival Présences (à lui être consacrée), s’agissant d’une pièce où se mêlent plusieurs influences : de la tendre férocité moqueuse d’un Tchekhov à la satire des milieux mondains parisiens, pour ce qui concerne l’auteure ukrainienne ; d’un lyrisme volontairement « à plat » aux ruptures non moins consciemment grotesques, pour ce qui est de la facture musicale où l’on reconnaîtra peut-être plus les sympathiques loufoqueries des procédés de Donatoni ou Petrassi que les savants alliages de Berio (n’oublions pas Recital for Cathy, cependant) ou les labyrinthiques folies d’un Kagel. Ce ton se caractérise par un humour libre dont la morgue destabilise les habitudes d’écoute, voire par une apparence de légèreté tant systématique qu’elle pourrait s’apparenter à la mélancolie.

Après Ecos et Hochzeitsvorbereitungen joués cet après-midi [lire nos chroniques des épisodes 2 et 3 du cycle], c’est Strasnoy symphoniste que nous découvrons. Commencé en 2006, Sum aborde un grand effectif orchestral dépouillé de la voix, si chère au musicien, par conséquent dépouillé du texte, de la littérature, de tout signifiant « parlé ». Est-ce à dire que la référence s’en absenterait ? Certes non, et, plus précisément encore, c’est à méditer « en notes » sur le genre lui-même que le créateur s’emploi à travers quatre mouvements qu’il a conçus indépendants (ils peuvent n’être pas joués dans la suite – ce qui sera d’ailleurs le cas, puisqu’aux parties 1 et 3 données aujourd’hui répondront, vendredi prochain, les 2 et 4).

Empruntons au musicologue Pablo Fessel argentin cette présentation de l’œuvre : « Sum, cycle de quatre pièces pour orchestre, s’affiche aussi cosmopolite qu’ironique. Son titre renferme une double référence : au préfixe grec σuν (« avec », « ensemble »), que l’on retrouve dans le nom même du genre symphonique, mais aussi au substantif latin summa, qui englobe les notions d’agrégation, d’essentialité et de point culminant. Origine et devenir : Strasnoy présente une idée du genre traversée par la relecture d’œuvres emblématiques de la tradition occidentale » (brochure-programme Présences 2012).

Tout naturellement, Incipit (composé de 2008 à 2011, dont c’est ce soir la création) ouvre le concert, Sum n°1 qui interroge le commencement de la symphonie (non pas la genèse du genre, mais le geste initial par lequel l’objet se présente). De là à penser à la Première de Beethoven qui semble être prise en cours, commençant avant d’être livrée à l’oreille, voire jamais, peut-être… La démarche compositionnelle recourt à un suspense puissant, la dissection des procédés fragmentant (par définition) le surgissement. Ainsi, au fil d’une dizaine de minutes hésitantes, l’autopsie ose-t-elle, non sans sourire, la fausse-couche.

De même Scherzo (composé en 2005 et créé par Jean Deroyer à la tête de l’Orchestre national d’Île-de-France la même année, révisé en 2011) ne déroge-t-il pas à la citation, dans une esthétique du collage qui s’érige en principe dans la faconde de Strasnoy. On y croise l’ultime sonate (D.960) de Schubert mâtinée d’apports populaires – matériau « recyclé » de la partition conçue pour Underground, film d’Anthony Asquith (1928), à découvrir dimanche 22 janvier (11h), par exemple –, mais encore croit-on y percevoir un souvenir d’opéra hongrois chanté en russe (Tchekhov, encore…), dans l’usage d’un certain sifflet soul. Immanquablement, l’auditeur pensera à Sinfonia de Berio ; pourtant, si l’œuvre pourrait se situer dans ce sillage (sans, d’ailleurs, en adopter le propos), elle n’inventorie pas à même échelle.

Infiniment cultivé, Oscar Strasnoy l’est, assurément, jusqu’à parfois glisser sa verve dans une esthétique du clin-d’œil dont la fantaisie dérange. Encore faut-il en dépasser l’aperçu – aussi pense-t-on aux « écritures-lectures », voire « réécritures » de Pierre Bayard (il ne saurait d’ailleurs être indifférent qu’avec lui – argentin, rappelons-le – un psychanalyste partage (fortuitement) un mode d’approche, pour ne pas dire d’appropriation des œuvres du passé. Écrit tout spécialement pour la violoniste allemande (d’origines japonaise et croate) Latica Honda-Rosenberg, Trois Caprices de Paganini, autrement dit Concerto pour violon et orchestre, voit le jour ce soir même, sous l’archet dédicataire. Le compositeur voyage dans les Caprices n°1, 6 et 24 de l’illustre Génois. Le premier mouvement fonctionne comme un rire nerveux, dans l’insensé grouillement d’une volière poussé jusqu’à l’infernal, voire au rituel. Pourquoi s’interdire le rire en musique ? Voilà une dimension au caractère infiniment curieux dont use la contaminatio strasnoyenne – d’un homme de théâtre, à n’en pas douter – sans imposer jamais développement ni emphase. C’est dans un halo d’allure transylvaine que se dépose les froissements venteux du mouvement médian, laissant goûter l’indicible délicatesse de sonorité de la violoniste, à laquelle répondent les savantes oscillations des bois. Enfin, le tableau n’eut pas été complet sans oser le plus célèbre des Caprices, celui-là même dont s’emparèrent Rachmaninov, Liszt et Brahms (pour les réalisations les plus connues) ! Si le compositeur s’en amuse diablement, encore n’enfreint-il pas la superbe de la variation, quand bien même souriante, ici, dont il magnifie la nature improvisée. Après la virtuosité follette, la reprise (attendue) du thème se fait consolatrice, pour ainsi dire, dans le lyrisme tendre du violon, soutenu par des glissandi finement entrelacés, aura discrète et troublante, « nostalgie » de ce qui est en train de se passer comme déjà passé, si l’on veut – la résurrection du trait met non seulement en doute la supériorité présumée de l’aujourd’hui sur l’hier, mais aussi l’inverse, alignant secrètement ses raffinements Dans le château de Barbe-bleue, peut-être (ne pas en dire plus…).

À la tête de l’Orchestre Philharmonique de Radio France, nous retrouvons le geste à la fois souple et précis de l’excellent Dima Slobodeniouk [lire notre chronique du 1er décembre 2010], tout au service de la musique de Strasnoy que de celle de Stravinsky. La soirée se conclut dans Le chant du rossignol (1917) dans lequel le Pétersbourgeois recyclait les inventions de son opéra Rossignol – rien de nouveau dans cette pratique, soulignons-le. L’exécution s’affirme d’emblée fort colorée, et bénéficie d’un heureux soin du détail. À l’appel du merveilleux répond un rebond dense plutôt qu’une césure contrastée, une conduite minutieuse de la nuance dont l’ample phrasé use en maître d’une certaine ampoule.

BB