Chroniques

par bertrand bolognesi

ouverture du festival lémanique
Márta et Gyögy Kurtág | Játékok

Septembre musical de Montreux / Auditorium Stravinsky et Salle del Castillo (Vevey)
- 20 août 2006

Pour les soixante ans du Septembre musical de Montreux, Tobias Richter a conçu une édition étendue, puisqu’elle offre vingt-trois concerts en un peu plus de trois semaines. Outre les rendez-vous avec les orchestres suisses et quelques grandes formations européennes, conduits par des chefs prestigieux tels Riccardo Muti, Marek Janowski et Kurt Masur, un opéra – La finta giardiniera de Mozart, mis en scène par Christof Loy et dirigé par Andreas Stoehr – et de nombreux moments chambristes, le festivalmet le piano à l’honneur (intégrale des concerti de Beethoven par Mikhaïl Pletnevet récitals Grigori Sokolov, Claire-Marie Le Guay, Sergeï Koudriakov), tout en réservant au public une certaine approche de la musique de notre temps – Queen Symphony de Kashif et concert de l’ensemble MusikFabrik mêlant les pièces de Varèse à celles de Zappa. Quant à elle, la soirée d’ouverture est dédiée à György Kurtág dont on fête cette année le quatre-vingtième anniversaire.

À 17h, le compositeur hongrois et son épouse Márta concentrent l’écoute de quelques extraits des Játékok dans le foyer de l’Auditorium Stravinsky. En 1933, ayant accepté de donner des leçons à son fils Péter, Béla Bartók compose peu à peu les six recueils à former Mikrokozmosz, véritable méthode en cent cinquante-trois pièces. Quarante ans plus tard, partageant l’idée que la musique serait un moyen d’aller vers le monde, Kurtág commence les trois cahiers de Játékok qui offrent une approche fascinante du piano. Tout un univers s’y dessine, ludique et poétique, traversé de quelques adaptations de Chorals de Bach ou d’emprunts à Bartók lui-même.

C’est d’ailleurs par un Canon extrait de Mikrokozmosz que commence ce récital à deux… ou plus précisément à trois, puisque György junior, le fils des artistes, également compositeur, s’est chargé de gérer l’acoustique des lieux. Quoi de plus émouvant que de recevoir cette mélodie égrenée à quatre mains par les époux Kurtág sur un piano droit avec super-sourdine ? De même que les doigts s’enlacent dans Das alte Jahr vergangen ist de Bach, chaque note de l’un n’est définitive qu’après avoir été légitimée par l’autre.

Connaissez-vous beaucoup de compositeurs qui précisent pour quel type de piano ils écrivent ? Toute la première partie du concert occupera le piano droit « ensourdiné », explorant une palette extraordinaire de pianissimi insoupçonnés. Surtout, il s’agit bien d’un nouvel instrument dont les possibilités de couleurs brouillent génialement notre perception. Par exemple, la Consolationsereine évoque autant le piano que le cymbalum ou le tympanon, In memoriam András Mihály déposant des échos de cloches, tandis que la pédalisation savante d’Apocryphe hymne dans la manière de Schnittke pourrait bien avoir inspiré certains traits de l’œuvre pianistique de Stroppa. N’entendez-vous pas un positif d’orgue dans la fluidité étouffée de Gott, durch deine Güte (Bach), articulé sur les notes d’un basson ?

Directement enchaînée, la seconde partie utilise le grand crocodile dont la clarté paraît presque agressive après ces délices feutrés. Mais dès l’Hommage à Christian Wolff, on reconnaît aisément un même soin de la couleur, tourné le plus souvent vers de subtiles demi-teintes. À la grande richesse harmonique et timbrique de l’Hommage à Stravinsky répond l’imprécise réminiscence d’accordéon de l’Évocation de Petrouchka, après qu’un Lapin têtu s’ébaudisse en Galipettes dans les Campanules.

En soirée, à Vevey, Zoltán Peskó dirige l’Orchestre de Chambre de Lausanne dans un programme largement mozartien où s’insère le Mouvement pour alto et orchestre que Kurtág écrivit en 1954, en une période où il ne se connaissait pas encore. Le style en est directement hérité de Bartók, via Sándor Veress, sans croiser encore de personnalité plus accusée. Bien que non représentatif de l’auteur, il est intéressant de jouer ce mouvement afin de montrer d’où Kurtág partit avant de se rencontrer. Remarquable est l’interprétation de Tabea Zimmermann, et l’accompagnement de Peskó se révèle tant contrasté qu’habité. En bis, nous entendons une réalisation particulièrement soignée et sensible deMerran’s dream, composé il y a une dizaine d’années.

Quant au corps du programme, la tentation est grande de rappeler ces mots de Giacinto Scelsi (in n°2 de la revue I suoni, le onde) : « Mozart ? Il aurait fort bien pu devenir le plus grand compositeur, si son père avait disparu quand il avait l’âge de deux ans, parce qu’il pouvait percevoir les sons comme personne d’autre au monde. Mais son père l’enferma dans une boîte pleine de bijoux, des vrais comme des faux... ».

BB