Chroniques

par bertrand bolognesi

Péter Eötvös | Alle vittime senza nome (création française)
Patricia Kopatchinskaïa, Orchestre de Paris, Péter Eötvös

Philharmonie, Paris
- 24 octobre 2018
Péter Eötvös dirige l'Orchestre de Paris dans un programme hongrois
© marco borggreve

À la tête d’un Orchestre de Paris en bonne forme, en cette rentrée déjà bien entamée, on retrouve un des chefs les plus inspirés d’aujourd’hui, le compositeur Péter Eötvös, venu servir la musique de son compatriote Béla Bartók, mais aussi la sienne la sienne, avec deux opus en première partie de soirée. Alle vittime senza nome fut créé le 8 mai 2017 à la Scala (Milan) par Eötvös lui-même aux commandes de l’orchestre maison. Cette page de 2016 est un hommage aux nombreux Arabes et Africains qui périrent en mer. Confiants en l’Europe, vue comme un monde meilleur que le leur, ils avaient embarqué sur des vaisseaux surpeuplés, souvent en bout de course, qui jamais n’atteignirent les côtes italiennes. « En travaillant à cette œuvre, confie l’auteur sur le site de son éditeur (Schott), j’ai observé des images poignantes, non seulement des visages mais encore la masse, incroyablement dense, de personnes entassées sur ces navires. Dans la musique les images se sont transformées en mélodies tendres jouées en soli instrumentaux… » [notre traduction].

Trois mouvements articulent ce requiem dansé (même source), abordé en première française, qui évoque la tragédie de désespérés anonymes pressant les uns contre les autres leur destin, êtres humains dont personne ne voulut, malgré les grandes déclarations de nos politiciens, seulement génératrices d’une criminelle inertie. Le violon de Philippe Aïche ouvre tout en souplesse Inquieto, le seul des trois à porter une indication plus sensible que la simple indication métronomique. À ce motif élégiaque, les inserts des bois et les harmoniques de cordes ménagent un halo où bientôt s’opère une extension d’un grand raffinement. Une section rythmique prend alors naissance, d’abord hésitante, sur laquelle s’élève une plainte méandreuse, prosodiée par la clarinette et le basson. Une cellule brève et nerveuse des métallophones conclut d’un geste presque vindicatif. Le mouvement central reprend cet effet, déplaçant le mordant du violon solo vers d’autres sonorités, elles aussi interrompues par le suspens percussif quasiment cristallin, à plusieurs reprises, par vagues puissantes, dangereuses. L’écriture des cuivres se fait de plus en plus intense et dru, brâmant un thrène répété jusqu’à l’enchevêtrement – on songe, non sans effroi, à certaines descriptions terribles de Das Floß der Medusa, le roman de Franzobel (Paul Zsolnay Verlag, Wien 2017 ; version française d’Olivier Mannoni, À ce point de folie, Flammarion, Paris, 2018). Après un tutti dont la dramatique épaisseur ne masque pas la subtilité d’écriture, le violon revient mâcher son mélisme initial, ponctué par quatre cloches de vache. Le principe de relais remarqué ci-avant est actif dans les premiers pas du troisième épisode, carillon qui choit en pluie énigmatique. Les appels des vents et les grands traits de cordes donnent soudain une couleur qui pourrait emprunter à la musique classique arabe. Alors que le geste semble vouloir se poursuivre encore, à l’infini, une extinction progressive des obstinations prend source dans une scansion espacée sur un ritornello des claviers, presque africain. Un motif descendant et doux de cinq notes amorce le final, discrètement désolé, résolu par la trompette. Dans la lignée du superbe Halleluja et du plus récent Multiversum [lire nos chroniques du 30 juillet 2016 et du 14 octobre 2017], Alle vittime senza nome s’inscrit dans la riche matière développée par le Hongrois dans sa maturité.

Créé au Walt Disney Concert Hall, le 18 janvier 2013, par la violoniste Midori, sa dédicataire, et le Los Angeles Philharmonic sous la battue de Pablo Heras-Casado, MiReDo est le second concerto pour violon et orchestre de Péter Eötvös. En soliste, l’excellente Patricia Kopatchinskaïa, régulièrement entendue dans le répertoire de notre temps et qui a gravé Seven, le premier concerto du maître [lire nos chroniques du 11 février 2017 et du 18 août 2018, ainsi que notre critique du CD]. Habitué à cette œuvre, on en redécouvre ce soir la fine technique de brouillages timbriques (microtons de la harpe, par exemple, résonnance des gongs, etc.), escamotant les repères auditifs également quant à la hauteur [lire notre chronique du 22 novembre 2014 et notre critique du CD]. Deux bis sont offerts, extraits des 44 Duos de Bartók, que la soliste joue avec Philippe Aïche.

Justement, la musique de Bartók occupe le second volet du concert. Tout d’abord le Suite du Prince de bois Sz.60 (1924/32), dont le Prélude est engagé par Eötvös dans une suavité mystérieuse, venue de très loin, le mouvement s’épanouissant peu à peu dans la lumière, comme une aube. Rigueur et inventivité se conjuguent adroitement dans cette lecture qui distribue savamment l’emphase. Partageant avec feu Boulez une précision extrême, le chef fait gagner à l’Orchestre de Paris un lyrisme plus musclé. Afin de célébrer le cinquantième anniversaire de la réunion de la citadelle de Buda à la ville basse de Pest, l’État hongrois commandait en 1923 à Bartók une nouvelle œuvre : la Suite de danses Sz.77, qui clôt le programme dans une vigueur mâtinée de couleurs fort expressives.

BB