Chroniques

par david verdier

Pelléas et Mélisande
opéra de Claude Debussy

ANO / Théâtre Graslin, Nantes
- 23 mars 2014
Nouvelle production de Pelléas et Mélisande (Debussy) à Nantes
© jeff rabillon

Ce Pelléas nantais présente la particularité étonnante de combiner prise de risques et prises de rôles. À l'exception d'Arkel, la totalité du plateau mais également le chef et la metteuse en scène font leurs grands débuts dans le chef-d'œuvre de Debussy. Après avoir assisté Yannis Kokkos à Bordeaux et à Montpellier en 2002, Emmanuelle Bastet investit le Théâtre Graslin avec une scénographie originale et fortement inspirée des films noirs des années 1940-60. Ce défi tient avant tout du découpage « cinématographique » d'un opéra où les scènes et les atmosphères se succèdent en conférant à la lecture un rythme obsédant, à la construction millimétrée et implacable.

Point ici de Mélisande à la pâleur anémiée… la chevelure noir de geai de Stéphanie d'Oustrac rivalise avec la blondeur fatale des déesses d'Hollywood, telle une héroïne symboliste revue et corrigée par Robert Siodmak ou Alfred Hitchcock. On notera également la carafe à whisky, le bureau de détective ou encore le tailleur pastel de Mélisande, comme autant d'éléments cinématographiquement connotés. Par ailleurs, le choix du décor unique reflète le confinement psychologique des protagonistes, enfermés dans ce qui ressemble à un immense salon-bibliothèque avec escalier et galerie. Des centaines de tiroirs mystérieux montent jusqu'au plafond, la plupart inaccessibles – à l'image des lourds secrets qu'ils renferment. Seul un ballet discret de trois servantes anime ce château d'Allemonde, tandis que l'unique ouverture donne sur une mer invisible dont on peine à percevoir la fraîcheur et la lumière dans cet intérieur plombé. À peu de choses près, ce décor évoque la mise en scène de Graham Vick à Glyndebourne ou un univers ambigu à la Claus Guth (moins l'aspect strictement psychanalytique). Les souterrains glauques gisent sous le plancher et il suffit de soulever une trappe pour y accéder, ce qui permet de contourner les défauts du décor unique mais sans apporter à cette scène une dimension renouvelée. On saluera au passage le beau travail de François Thouret dont les lumières savent détacher au bon moment tel ou tel détail d'un arrière-fond volontairement sombre. La scène d'ouverture par exemple, avec ces volutes de fumée en guise de forêt et cette jetée sous laquelle se dissimule Mélisande.

Des limites apparaissent çà et là, notamment la fontaine des aveugles qui jaillit d'un livre pop-up avec motifs découpés… ou bien la scène de la grotte avec, en guise de pauvres, des pardessus sur un portemanteau. Cet onirisme par petites touches renvoie à un imaginaire d'enfant qui s'invente des histoires et joue parfois à se faire peur. L'importance donnée au petit Yniold explique en partie ces impressions d'ensemble. Il est quasiment toujours présent, en tant qu'observateur silencieux. Le regard nostalgique qu'il pose sur ses moutons de bois évoque déjà l'entrée dans l'adolescence et son destin de futur maître des lieux. C'est lui (et non Arkel) qui emporte dans ses bras la fille de Mélisande à la fin de l'opéra, détail subtil de l'accession à une maturité psychologique après avoir été le témoin de tant de drames.

Une vision aussi fouillée exige un plateau à la hauteur des ambitions de la mise en scène. Pour cette première, les espérances en la matière sont largement récompensées, même si l'équipe doit encore se rôder (minimes fautes de texte, négociation aléatoire des e muets, etc.). Stéphanie d'Oustrac est fidèle à ce rendez-vous attendu et prometteur. L'émission frappe au premier abord par la franchise et la fermeté des attaques. L'incarnation campe volontiers un personnage rebelle et farouche, en lieu et place des habituelles chlorotiques évanescentes – une petite Carmen souveraine d'Allemonde, voilà qui est intéressant… Dans la scène de la tour, comment ne pas penser à l’une de ces femmes fatales chez un détective en haut d'un gratte-ciel new-yorkais ? L'éclairage par dessous et la brise ondulant le rideau donnent la touche finale. Quand le duo d'amour se fait plus charnel, on passe de Lauren Bacall à Natalie Wood dans West Side Story, avec des graves presque trop sonores qui l'obligent à moduler pour rééquilibrer les rapports de force – écoutez l'intelligence de ce « je t'aime » dont on ne sait au juste s’il est chanté ou chuchoté.

Le Golaud de Jean-François Lapointe manifeste une autorité un peu téléphonée, comme s'il devait noircir le ton pour incarner celui qu'il affrontait durant ses longues « années Pelléas ». Le meurtre est scéniquement fort étonnant ; difficile de ne pas voir un passage de témoin dans ce clin d'œil qui lui demande de prendre Pelléas dans ses bras pour lui porter un coup fatal aux allures de baiser de la mort. La pâte vocale est souvent assez dure et compose un personnage à la fixité psychologique redoutable. Sans surjouer la névrose, il est encore difficile de ne pas saisir ce Golaud comme libéré du Pelléas qui l'a habité si longtemps. Cette humanité ne semble pas le quitter ; il paraît même devoir se faire violence dans la scène où il est censé maltraiter Mélisande.

Le jeune baryton argentin Armando Noguera est un Pelléas assez séduisant et attentif à ne pas dissimuler son naturel dans un beau style hors propos. Très concentrée au début, la projection se risque progressivement à quelques effets périlleux qui font redouter le détimbrage. Sa belle présence met en valeur un intéressant couplage de timbres avec la Mélisande ambrée de Stéphanie d'Oustrac. Il campe un Pelléas juvénile avec ce qu'il faut de candeur et d'innocence, sachant éclaircir une couleur déjà très aérée. L'Arkel de Wolfgang Schöne ne cherche pas à « truquer » avec l'usure des graves et l'emploi excessif de syllabes pointues. Même s'il doit lutter avec les limites de son instrument, le charisme de son jeu donne une cohésion étonnante au plateau. Chloé Briot est un Yniold loin des caricatures juvéniles et nasillardes qu'on y entend d'ordinaire. Se jouant des chausse-trappes du rôle, elle négocie des aigus très naturels et une parfaite intelligibilité. On ne sera malheureusement par aussi élogieux pour la Geneviève de Cornelia Oncioiu dont le legato ne semble pas compatible avec la capacité à maintenir une ligne homogène. La banalité du Docteur de Frédéric Caton rappelle la difficulté d'interpréter efficacement ces rôles secondaires.

Curieusement, les références de la mise en scène produisent inévitablement des associations musicales inédites. Jamais la musique de Debussy ne nous avait semblé aussi proche de celle de Bernard Herrmann – notamment la proximité harmonique entre transitions et thèmes lancinants de Vertigo ou North by Northwest). Daniel Kawka connaît son Debussy et entend le faire savoir. Il lisse les plans sonores dans les passages attendris, ce qui tempère les humeurs des protagonistes et donne l'impression de retenir excessivement – comme dans la scène initiale et la résistance avec laquelle on pénètre dans la forêt. L'Orchestre national des Pays de la Loire est magnifique, avec une capacité de rendu exceptionnelle dans le velours et le modulé. Bien que réussie, la dynamique imposée par le chef ne crée pas de tension. On regrette l'absence de certains arrière-plans alors même qu'il dispose de l'instrument idéal – Ludovic Morlot semblait plus convaincant, avec un orchestre inférieur [lire notre chronique du 19 avril 2013]. Comme le flux ralentit, la musique flotte, sans rien de pesant mais avec un tempo intrinsèque trop étiré, surtout au début.

De minces réserves au regard d'un ensemble d'emblée très cohérent et prometteur.

DV