Chroniques

par laurent bergnach

Pionniers à Ingolstadt
spectacle d'Yves Beaunesne

Théâtre 71, Malakoff
- 16 février 2012
Pionniers à Ingolstadt, spectacle d'Yves Beaunesne
© guy delahaye

Née en 1901, Marieluise Fleisser grandit dans la ville petite-bourgeoise et conservatrice d’Ingolstadt, en Bavière. La poursuite d’études universitaires l’entraîne à découvrir Munich, puis Tambours dans la nuit et son auteur, Bertolt Brecht. Durant six années, elle fréquente le dramaturge qui encourage tout d’abord sa créativité. Deux pièces à succès voient ainsi le jour : Purgatoire à Ingolstadt (1926) et Pionniers à Ingolstadt (1928). Montée d’abord à Dresde par Renato Hordo, puis à Berlin, avec Peter Lorre, cette dernière fit scandale, en particulier dans sa région natale ; on n’y apprécie guère la peinture d’une compagnie de soldats (des pionniers) venue réparer un pont de bois et trompant l’ennui avec une population féminine lasse de la solitude, dans un désir cru qui révèlent la vision de la vie et de l’amour de chacun.

Contre toute attente, Fleisser revint s’installer en 1932 dans cette « antichambre tout à fait quelconque de l’enfer ». Sur la demande de Brecht – qui souhaite finalement une compagne moins attachée à s’épanouir qu’à soutenir sa propre carrière par son aide domestique –, elle arrête l’écriture d’une troisième pièce (Le poisson des grands fonds), rompt avec l’écrivain à l’issue d’une tentative de suicide, puis avec un journaliste et poète d’extrême droite, avant d’épouser Haindl, buraliste et champion de natation d’Ingolstadt. L’arrivée au pouvoir d’Hitler la met à l’index dès 1933, entraînant interdiction de publier, passage en hôpital psychiatrique et travail obligatoire à l’usine.

La « femme écrivain » (comme elle se désigne) renaît dès la fin de la guerre et plus particulièrement au début des années soixante-dix durant lesquelles une troisième version de Pionniers voit le jour, tandis qu’apparaissent ses héritiers sur les scènes allemandes : Achtenbusch, Fassbinder ou encore Kroetz. De celle qui meurt en 1974, Yves Beaunesne écrit : « Fleisser m’emmène loin des terrorismes du bon goût moderne, elle déteste les censeurs, elle ne veut que les utopies. Son théâtre est une lutte avec le temps et l’histoire. Sans quoi l’histoire nous mordra la nuque ».

Metteur en scène de théâtre et d’opéra, Beaunesne ne convainc pas immédiatement. Si sa transposition de l’ouvrage dans un bar de ces années de renaissance évoquées plus haut trouve grâce à nos yeux, en revanche, on est agacé par un long préambule muet (à l’exception de la country germanique à la radio) puis par les accents à couper au couteau choisis pour rendre le côté province des filles autochtones – parler un peu pâteux dont on perd souvent le sens au cours de la pièce, du moins chez celles dont la voix passent la rampe, parmi Fany Mary (Berta), Océane Mozas (Alma) et Laure-Lucile Simon (une fille).

À l’inverse, les chants féminins en allemand et a cappella, en solo ou en duo, sont finement articulés et contribuent à rendre un dépaysement que décor et vêtements n’assument pas. Lorsqu’on découvre des soldats tout aussi à l’aise dans un chant viril que dans le maniement d’instrument (piano, trombone, batterie, accordéon, harmonica) – soit Julien Barret, Valentin de Carbonnières, Frédéric Cuif et Olivier Werner –, on rend les armes et on oublie les silhouettes à la Deschiens, un rire volé à Shirley et les gags un peu faciles associés à un fils de famille en rut pour vraiment savourer un spectacle qui, au terme de cinq rendez-vous malakoffiots, continue sa tournée jusqu’au 3 avril prochain (Châteauroux, Cachan, Bourges, Vannes, Le Havre et Angoulême).

LB