Chroniques

par bertrand bolognesi

Présences Tristan Murail – épisode 10
créations signées Talia Amar et Roque Rivas

Léo Margue dirige L’itinéraire
Studio 104 / Maison de la radio et de la musique, Paris
- 13 février 2022
Léo Margue dirige L’itinéraire au festival Présences 2022
© morgane gander

Célébrant Tristan Murail et, avec lui, le courant de la musique spectrale, ainsi désignée par Hugues Dufourt, il est bien normal que la présente édition du festival Présences invite à deux reprises L’itinéraire, ensemble fondé en 1973 par ses compositeurs afin de la défendre. Après la création mondiale de …Les jours heureux… pour clarinette, cor, violon, alto, percussion et piano, neuvième pièce du cycle Portulan commencé en 1998 [lire notre chronique du 11 février 2022], la formation instrumentale revient ce dimanche après-midi avec un programme qui rend hommage aux pages fondatrices et à leurs auteurs tout en intégrant les créations de leurs cadets.

La Rochelle. 1er janvier 1974.
Boris de Vinogradov est à la tête de L’itinéraire pour la première mondiale d’Appels de Michael Levinas, conçu pour onze instruments (flûte, hautbois, clarinette + clarinette en la, basson, cor, trompette, trombone, deux percussionnistes, piano et contrebasse), tous munis d’un microphone. Le jeune Léo Margue [photo], qui reprend désormais la direction artistique de l’ensemble 2e2m, lance les hostilités, pour ainsi dire, cette pièce impressionnant toujours par son extrême puissance, effective dans la partie de cor (Antoine Dreyfuss) comme dans les répons de trombone (Alexis Lahens), et par la scansion des cloches-tubes.

Rome. 11 juin 1974.
Le même Boris de Vinogradov est toujours à la tête de L’itinéraire pour la première mondiale de Périodes de Gérard Grisey, écrit pour sept musiciens (flûte + flûte alto + piccolo, clarinette + clarinette en la + clarinette en mi bémol, trombone basse, violon, alto, violoncelle et contrebasse). Cette pièce d’un quart d’heure, explorant, dans un lancinement subtil des timbres, une tentative de révolution du temps musical, prendrait plus tard la deuxième place dans un cycle de six numéros, Espaces acoustiques, dont l’élaboration s’achèverait en 1985. On en apprécie particulièrement le quatuor à cordes – Anne Mercier (violon), Lucia Peralta (alto), Florian Lauridon (violoncelle) et Yann Dubost (contrebasse) –, ainsi que la partie de clarinette, confiée à l’excellent Pierre Genisson.

Paris. 13 février 2022.
À son tour Léo Margue est à la tête de L’itinéraire pour une création mondiale de Talia Amar, Labyrinth, pour six instrumentistes (flûte, clarinette + basse, cor, alto, contrebasse et percussion) et électronique. Née en 1989, la compositrice israélienne, qui poursuit également une carrière de pianiste, a suivi la classe de maître de Mark Andre, Brian Ferneyhough, Georg Friedrich Haas, Philippe Leroux, Levinas et Hèctor Parra, entre autres. Les répétitions et les cycles d’Éthers de Murail nourrissent ici l’idée de vagues, de tailles différentes, sur laquelle Labyrinth s’est édifié. « Les parties de vents, d’alto et de contrebasse sont composées à partir de l’analyse du spectre des percussions […]. L’électronique amplifie les propriétés des instruments acoustiques […] La machine lie les différentes sonorités », lit-on sur la notice publiée par l’éditeur BabelScores. D’une facture soignée, le résultat, bien qu’il ne semble guère innover de plus personnelle manière, s’insère assez idéalement dans le programme.

Paris. 22 mai 1973.
Tristan Murail est aux ondes Martenot, aux côtés de Françoise Pellié au piano et de Guillaume Cattin à la percussion. Ils créent Véga, repris aujourd’hui par Nathalie Forget, Fuminori Tanada et Christophe Bredeloup. Pour présenter quelque intérêt documentaire dans un concert de L’itinéraire infiltré dans un festival spectral, la pièce, avouons-le, ne retient guère l’écoute, et son exécution convainc aisément qu’elle n’est sans doute pas ce que Roger Tessier fit de mieux.

Lisbonne. 6 juin 1978.
Jacques Mercier est au pupitre de L’itinéraire pour la création mondiale d’Éthers écrit par Murail pour six musiciens (flûte + piccolo + flûte en sol + flûte basse, trombone, violon, alto, violoncelle et contrebasse). « Dans Éthers, il y a un certain nombre de techniques nouvelles, comme les sons chantés, que j’avais expérimentées avec mon interprète, Pierre-Yves Artaud », confie le compositeur à Gaëtan Puaud (in Tristan Murail, des sons et des sentiments, Éditions Aedam Musicae, 2022). « Ces modifications d’amplitude ressemblaient […] à un phénomène électronique bien connu, celui du modulateur en anneau. On pouvait prévoir le résultat de ce que l’on tend en faisant la somme des fréquences de la note chantée et de la note jouée. Je pouvais donc créer mes accords sans avoir le flûtiste devant moi ! ». Ici, « la flûte propose un certain nombre de modèles qui sont ensuite repris, transformés par les autres instruments, [et produit] aussi les sons multiphoniques ». Quarante-quatre ans plus tard, ce rôle revient à Julie Brunet-Jailly. On admire la fascinante fluidité de ce fort bel opus.

Paris. 13 février 2022, un peu plus tard…
Léo Margue n’a pas quitté le podium de L’itinéraire à partir duquel il dirige Quodlibet pour ensemble (flûte + piccolo, hautbois, deux clarinettes, clarinette basse, basson, cor, trompette, trombone, percussion, piano, deux violons, alto, violoncelle et contrebasse) de Roque Rivas (né en 1975). Une sonorité fort sensuelle s’élève à partir du grave du piano, témoin de l’intérêt du compositeur chilien [lire nos chroniques de Conical Intersect et d’Assemblage] pour l’esthétique spectrale dont il n’emprunte cependant pas les procédés. Aussi son hommage à Murail ne s’adonne-t-il pas à la citation, mais tout juste à l’évocation de certaines couleurs, peut-être, lui préférant la créativité ardente par laquelle s’impose une indéniable personnalité musicale et sa maîtrise effective, jusqu’en la subtilité d’un final raffiné, survenant après une quasi-toccata boulézienne. Bravo !

Qu’elle est longue, cette chronique !... à l’instar des menus dont le timing se révèle mal calculé. Ainsi du huitième concert (hier, 19h) qui dura deux heures et demie ; ainsi de celui-ci dont la dernière œuvre jouée débute à 18h19 alors que la soirée de clôture, de deux bonnes heures assurément, est prévue à 18h30… Imaginons le mélomane passionné qui assiste aux trois rendez-vous de ce dimanche : survivra-t-il à cinq heures et demie de musique ?

BB