Chroniques

par david verdier

Quatuor Béla
œuvres de Crumb, Ligeti, Mozart et Stroppa

Biennale de quatuors à cordes / Cité de la musique, Paris
- 18 janvier 2014
le Quatuor béla joue Crumb, Ligeti, Mozart et Stroppa à Paris
© dr

Le programme est redoutablement ambitieux mais, par-delà la difficulté, le Quatuor Béla trouve une belle occasion de montrer l'étendue de son talent. Il est rare qu'un jeune ensemble dégage une impression aussi forte

Certes, les Black Angels de George Crumb ont perdu la provocation qu'on aurait pu noter à leur parution, il y a plus de quarante ans. Difficile de dire si cette « devil music » sent toujours le soufre aujourd'hui, tant certains passages paraissent bien laborieux quand on pense au travail de Yann Robin ou Raphaël Cendo – pour rester dans cette optique underground. L'électronique très seventies se borne à quelques distorsions et des effets d'échos qui parsèment ce chemin de croix en treize « stations-images » venues du « pays des ténèbres » (organisées en trois chapitres Threnody). On prendra soin de ne pas tomber dans le panneau métaphysique que tend la partition pour relever simplement l'utilisation de citations tonales (Dies irae et thème du quatuor Der Tod und das Mädchen de Schubert) ou les acrobatiques modes de jeu qui exigent des interprètes le renversement (littéral) de l'instrument afin de jouer avec l'archet sur la touche, le sillet servant de chevalet. D’étranges sonorités de viole de gambe se mêlent à d'autres timbres indéfinis, produits quant avec les doigts de la main gauche équipés de dés à coudre. Ce mélange d'archaïsme de nouveauté se déchaîne entre un effet de bazar, façon « objets trouvés », et un joyeux défouloir bruitiste.

Spirali de Marco Stroppa dégage une impression plus condensée et plus homogène. L'œuvre porte bien son âge (composée à Milan en 1987 et révisée en 2002 pour le quatuor Diotima). Mieux proportionnée que chez Crumb, l'électronique propose une redéfinition des rapports entre les instruments et l'espace de la salle. Les dimensions tantôt se réduisent, tantôt éclatent en expansion, avec un rendu sonore plus impressionnant que les dernières expérimentations de Stroppa autour du concept de « totem musical » [lire nos chroniques du 17 juin 2009 et 6 novembre 2009]. L'équilibre très rigoureux du Quatuor Béla – tant en ce qui concerne la dynamique que l'homogénéité des timbres – produit cet effet « support-surface » de texture résonante à dimension variable, lorsque circule le discours musical d'un musicien à l'autre. En filigrane se détache le fantomatique mouvement lent de l'opus 132 de Beethoven – tellement décanté qu'on ne saurait parler de citation. L'élévation centrifuge disparaît progressivement dans un assemblage fort aérien de fumeroles harmoniques. À voir l'émotion (palpable) sur le visage du compositeur, on se dit que l’exécution atteignit son but.

Pour la seconde partie, on laissait micros et dispositifs électroniques au placard. Composé lorsque Ligeti vivait encore à Budapest, ce Quatuor n°1 « Métamorphoses nocturnes » puise largement dans le modèle bartókien pour exprimer une modernité déjà empreinte d'extrême originalité. Les Béla abordent prudemment l'Allegro grazioso, sans souligner les arêtes rythmiques du thème mais avec une indolence qui prend sens dans l'idée métaphorique d'une musique se développant à la manière d'un végétal en prolifération organique. Dans le Prestissimo et surtout le Tempo di valse, l'attention portée à la dimension rythmique de la mélodie déclenche des moments de grâce infinie. On pourrait imaginer aisément un pied de nez posthume de Ligeti lorsque la corde de ré du violoncelle de Luc Dedreuil finit par rendre l'âme dans les sauvages pizz-Bartók de l'Allegretto un poco gioviale… l'interruption très humoristique fait de cet incident un involontaire intermède avant le redoutable final, hautement virtuose et parfaitement négocié.

Un sourire encore, quand on vient installer une rangée impressionnante de verres à pied – génial pis-aller en guise de Glaßharmonica pour l'Adagio K.356 de Mozart. Il faut fermer les yeux sur le numéro d'équilibristes consistant en un périlleux méli-mélo de croisements d'archets. Une musique infiniment triste et nostalgique – Papageno au pays de Tati et des Frères Jacques, en quelque sorte.

DV