Chroniques

par bertrand bolognesi

Quatuors n°1, n°2 et n°6 de Béla Bartók
création de Villa Adriana de Laurent Cuniot

Printemps des arts de Monte-Carlo / Opéra Garnier
- 23 mars 2013

Suite de l’intégrale des quatuors à cordes de Béla Bartók, ce soir à l’Opéra Garnier. Après les troisième, quatrième et cinquième, c’est à deux autres formations que sont confiés les premier, deuxième et sixième. Nous retrouvons le Quatuor Ardeo qui peu à peu dessine la grande arche dramatique dans l’amble élégiaque du premier violon, bientôt emboité par tous les protagonistes (instrumentaux). À l’inverse de la vibration pléthorique du Parker [lire notre chronique de la veille], l’interprétation du Lento du Quatuor n°1 de 1909 s’avère subtilement intériorisée. De fait, la reprise du thème s’effectue aux confins du silence, réalisant une admirable prise de risque avec la nuance et l’expressivité, d’une diaphane densité. L’entrelacs du deuxième mouvement gagne une élégance presque viennoise, n’était sa discrétion. À l’énergie primesautière du violon II répond la danse austère, commencée dans un frémissement frais qui va se durcissant. Au ton d’alors lever un sourcil sombre vers une dimension plus orchestrale. L’alto de Lea Boesch impose une labile sensibilité au fugato de l’Allegro vivace. Cette version sonne d’une couleur toute française, ce qui n’eut certes pas déplu à l’admirateur de Debussy que fut Bartók, ose-t-on imaginer.

Avant que nous découvrions le jeune Quatuor Anima, le violoncelliste Éric-Maria Couturier et l’altiste Christophe Desjardins (dont on salue régulièrement les prestations au sein de l’Ensemble Intercontemporain), gagnent le plateau pour la création mondiale d’un sextuor à cordes commandé à Laurent Cuniot par le Printemps des arts de Monte-Carlo. Le compositeur français vit en Italie et fréquente de longue date la Villa hadrienne, édifiée durant la première moitié du IIe siècle selon la volonté et les plans de l’empereur antonin Hadrianus. « Les six cordes de « ma » Villa Adriana reflèteront ces vibrations qui me traversent à chacune de mes visites, à travers une dramaturgie musicale nourrie de l’espace, du silence et des contrastes d’une implacable lumière d’été », précise-t-il dans la brochure de salle. Ouverte par un grand geste véhément, Villa Adriana évolue au fil d’arches en oscillations, combinant l’héritage des Viennois comme des spectraux. Sa grande vivacité d’écriture paraît acérée, aiguisée, nerveuse même, délaissant volontiers les effets de relais dans les bondissements en partage comme dans les ostinati. Cuniot convoque ici des textures en écho, voire le cri, qu’on pourrait croire électroniquement générés, mais encore des frottements micro-intervallaires, le « brouillage » de glissandos échevelés, dans une fluidité quasi « aquatique », suspendant soudain la frénétique fougue du tutti en une sorte d’amerrissage « en creux », captivant. L’œuvre se conclut dans le bel élan initial.

Fondé il y a huit ans par quatre jeunes musiciens du Conservatoire Rimski-Korsakov (Saint-Pétersbourg), Anima s’est depuis distingué par de nombreux concerts à travers le monde, perfectionnant son approche des répertoires auprès de figures prestigieuses telles les Artemis, Berg, Borodine, Fitzwilliam et Taneïev. Dès l’abord, ils ménagent une sonorité de velours au trio « de soutien » du Moderato qui ouvre le Quatuor n°2 de Bartók, mouvement aux atours de solo violonistique accompagné. Le monandre phrasé du premier violon s’épanouit d’autorité, y compris dans les figures ornementales – seul réserve que laisse émettre cette exécution par ailleurs passionnante. À des gelures fascinantes répond un déploiement exponentiel dans l’aigu – ici somptueux (Vladimir Reshetko) – du violoncelle. Le même musicien dépose le mouvement sur un précieux portor où solidement la danse suivante pourra prendre élan. On le retrouve dans les pizz’ indiciblement duveteux de l’Allegro médian qui contrastent avec la tonicité générale de cet épisode. Une articulation profonde et une respiration large dispensent un Lento soutenu, y compris dans l’ardente envolée du premier violon.

Anima s’affirme plus encore dans le complexe Quatuor n°6 (1939) pour lequel il développe un lyrisme plus généreux, grâce à un art évident des alliages et de la dynamique. La plainte ténue du violoncelle (II) s’élève sur l’écorchure givrée du tutti, la tendre virevolte gagne un halo volontairement fruste où se ressent l’inspiration populaire. Le bref troisième mouvement délaisse sa robustesse première pour une musique nocturne agissant comme un baume. À l’exubérante mélopée du Mesto final répond un dépouillement sans pareil, ici saisissant. Il est tentant de signaler au lecteur où va la préférence de cette plume à l’issue de la série… disons que Parker est le plus brillant, Ardeo le plus intérieur et Anima le plus équilibré.

BB