Chroniques

par cécil ameil

récital Alexander Romanovsky

Conservatoire Royal, Bruxelles
- 18 décembre 2003
le jeune pianiste ukrainien Alexander Romanovsky
© dr

Sacha, diminutif donné à ce beau pianiste brun au regard profond qui a déjà entamé sa carrière en se produisant avec plusieurs chefs et enregistré un disque. Candidat malheureux du dernier concours Reine Elisabeth, il n’a aujourd’hui que dix-neuf ans. Originaire d’Ukraine, il suit depuis l’âge de douze ans des cours à l’école d’Imola, en Italie, qui accueille une cinquantaine d’artistes du piano et de la flûte traversière pour plusieurs années de formation. Ce récital, que suivent quelques cent-trente personnes installées dans la grande salle du Conservatoire Royal, est organisé par l’association Les XXI et parrainé par l’Ambassade d’Ukraine en Belgique.

Disons-le sans détour : Alexander Romanovsky est un pianiste très doué. Il surprend dans des registres différents. Sa personnalité ne demande qu’à s’affirmer avec l’âge. Pour rappel, son Concerto en la majeur K.488 n°23 de Mozart, joué au concours Reine Elisabeth 2003, fut applaudi par les critiques. De sa personne on peut dire que se dégage une grande intensité ; on lit sur son visage une impatience et une fougue qu’avec plaisir on retrouve au clavier.

Le récital révèle ces traits, mais pas d’une manière aussi claire et libérée que l’auditeur l’aurait souhaité. Une impression de décalage entre l’intention et le jeu se confirme à l’écoute comparée du CD enregistré pour le Concours Busoni (2001) dont le jeune homme fut le premier lauréat. Le cadre assez mondain dans lequel se déroule l’événement de cette fin d’année expliquera peut-être que la première partie du concert montre un pianiste au jeu raide et hésitant. En effet, il n’offre manifestement pas le meilleur de lui-même dans les deux Ballades Op.23 et Op.38 et les deux Scherzi Op.31 et Op.54 de Chopin. Une certaine froideur émane de son interprétation de ces pièces romantiques, et ses intentions du paraissent floues. Il est du reste symptomatique d’entendre plusieurs fois une ou deux erreurs techniques, trahissant trop de retenue, comme si la peur de frapper dominait l’exécution. Si le résultat demeure joliment perlé, il livre un Chopin mécanique au point que les mains escamotent plusieurs notes dans les parties virtuoses enchaînées avec une trop soudaine rapidité.

C’est dommage, car au disque, le Scherzo Op.31 est nettement plus cohérent et affirmé – et Alexander Romanovsky n’avait alors que dix-sept ans ! Il est vrai que le piano Steinway apprêté pour ce récital, mal réglé, avec des bruits métalliques agaçants dans la partie médium, ne lui est guère d’un grand secours. Il est intéressant de constater que le Nocturne donné en bis se révèle plus chantant, quoique dans une enjolivure qui laisse encore sur sa faim.

De la Mephisto Waltz de Liszt, c’est un peu le même constat de décalage qui ressort de l’écoute comparée entre la version enregistrée en 2001 et celle donnée en deuxième partie de concert : même si Romanovsky s’y exprime avec nettement moins de retenue dans Chopin, les premiers moments de la pièce laissent entrevoir un son haché et peu musical. La crainte se dessine alors que le pianiste contienne trop ses intentions (on le voyait pourtant bouillir, et ses inspirations profondes étaient sans ambiguïté), mais la suite dément cette hésitation initiale. Le final, fort bien amené et grandiose, révèle enfin le musicien.

La Pavane pour une infante défunte de Ravel ne convainc pas complètement, même s’il faut lui reconnaître une fluidité et une fraîcheur de jeu indéniables qui lui conviennent parfaitement. Question de goût plus que réel reproche, l’impression domine que l’expression en serait un peu trop policée, genre bonne société française du début de XXe siècle, le pianiste déroulant la partition de manière assez machinale, sans nuance rythmique, un peu comme en apnée. Les Valses nobles et sentimentales sont mieux rendues, l’artiste n’hésitant pas à proposer des contrastes bienvenus, entre manège vif et intimité recueillie.

Malgré ces réserves, Alexander Romanovsky atteint à deux reprises l’excellence. D’abord, les six petits mouvements de la Gavotte en la mineur de Rameau s’avèrent stupéfiants de maîtrise, alors qu’il ne les a jamais joués en public ni enregistrés auparavant. On le découvert incroyablement à l’aise dans ces pièces françaises, conduites avec un contrepoint mêlant une main gauche majestueuse et des échos chantants multiples de la droite – on repense au Mozart du concours, dans un autre registre pas si éloigné.

Le Prélude de Rachmaninov interprété en rappel achève de confirmer que nous sommes en présence d’une grande pointure. Aucune hésitation en cette polyphonie de connaissance pour Alexander Romanovsky, conduite de façon magistrale avec, signe qui ne trompe pas, un piano à la sonorité transformée. Quand il ose vraiment jouer d’instinct, ou bien quand les pièces sont nouvelles pour lui (Rameau en concert, Mozart en concours ou Haydn sur le CD), Sacha donne une grande présence au clavier, reflet d’une fraîcheur toujours bienvenue. Il a aussi ses préférences ou ses terrains de prédilections, comme tout artiste : il semble que ce soit le cas de Liszt ou de Rachmaninov, fort aboutis sous ses doigts. D’autres pièces, fruits d’un travail pourtant approfondi (les Chopin et Ravel d’aujourd’hui), mériteraient de conserver des élans comparables (ou de les retrouver ?) qui font précisément la signature d’un cru prometteur.

CA