Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Anna Netrebko et Malcolm Martineau
Bridge, Charpentier, Debussy, Dvořák, Fauré, Leoncavallo, Moore,

Offenbach, Rachmaninov, Rimski-Korsakov, Strauss et Tchaïkovski
Münchner Opernfestspiele / Nationatheater, Munich
- 17 juillet 2019
Une soirée russe avec Anna Netrebko... mais aussi française, allemande, etc.
© wilfried hösl

Quelques jours à peine après sa prestation aux Arènes de Vérone [lire notre chronique du 7 juillet 2019], Anna Netrebko gagne la scène du Nationatheater de Munich pour un récital dont chaque partie s’articule sur un modèle unique : quelques romances russes ou extraits d’opéra dans la langue de l’artiste, une incursion dans le domaine allemand, d’autres en français et en anglais, pour conclure en italien. Dans ce menu cosmopolite, les styles se croisent, mettant toujours en valeur les qualités du grand soprano. Plus de deux mille mélomanes sont venus écouter la diva, le théâtre est plein à craquer. À son entrée, robe blanche imprimée de fleurs bleues, bouquet blanc dans les bras, ils l’acclament de bon cœur.

Sur un frémissement léger du piano, subtilement infléchi par l’excellent Malcolm Martineau, commence « По утру, на заре... » (Au matin, dans les prés…), premiers pas de Lilas Op.21 n°5 de Rachmaninov, dont la poésie délicate traverse la voix pleine et le grave enveloppant avec un charme inouï. Anna Netrebko parcourt nonchalamment le plateau, yeux grand ouverts, pour De ma fenêtre Op.26 n°10, qu’elle livre avec un phrasé généreux, lyrique à souhait, et un aigu évident, tout simple. Un romantisme opulent envahit l’idyllique Il fait doux ici Op.21 n°7, avec ses tenues invraisemblables où le bouquet s’abandonne. La vigoureuse virevolte de L’alouette chante plus fort Op.43 n°1 de Rimski-Korsakov vient conclure avec bonheur cette première section russe d’une soirée intitulée Nuit et jour.

Dans le domaine étranger, le soprano russe invite d’abord le jeune violoniste Giovanni Andrea Zanon à rendre hommage, avec elle et le pianiste, à l’enfant du pays, Richard Strauss. D’une sonorité un rien aigrelette, l’archet introduit Morgen sans convaincre, malgré l’affèterie affirmée de la respiration, toujours à la limite du soupir. La voix survient alors, pâte abondante dont le legato fait, dans sa caresse, oublier le poème. Verlaine, ensuite, avec Il pleure dans mon cœur tiré des Ariettes oubliées : sur le climat idéal ménagé avec grand soin par Malcolm Martineau, la voix déploie un lyrisme étonnant. Au symbolisme succède, à rebours, le naturalisme moins riche de Louise, l’opéra de Charpentier, avec l’air Depuis le jour où la voix révèle une souplesse et une élasticité confondantes. Ici, la diction française est bien plus probante que dans la mélodie du cadet.

Retour au domaine russe, avec Tchaïkovski dont Anna Netrebko chante deux romances. Dans cette même cordiale impédance, fort opératique, elle donne le fluide C’était au début du printemps Op.38 n°2 avec une sensibilité indéniable, puis l’amoureux Sous les frondaisons Op.57 n°1 dans une nuance fervente. Changeant diamétralement de genre, voilà le soprano dans le facétieux Go not, happy day de Bridge pour lequel elle convoque un glamour savoureux et délicieusement frivole. Dans la même verve légère, elle conclut la première partie avec Mattinata Op.5 de Leoncavallo, chansonnette luxueusement servie, et même avec quelques pas de danse, s’il vous plait !

La seconde s’ouvre avec le fameux duo des demoiselles, dans La dame de pique de Tchaïkovski. C’était le soir place décidément le propos dans la deuxième donnée du titre du récital. En robe noire à paillettes, Anna Netrebko promène un ballon en forme d’étoile argentée ; l’accompagne le mezzo-soprano Elena Maximova, d’un timbre chaleureux, pour un moment tout de velours. Les nuages dans le ciel se resserrent Op.42 n°3 de Rimski-Korsakov laisse poindre un ton soudain plus sombre, bientôt celui d’une nostalgie tragique – l’étoile triste du poème se perd définitivement dans le ciel du théâtre. S’ensuit une mélodie dolente de Tchaïkovski, Nuits blanches, nuits de folies Op.60 n°6 dont l’excès dramatique de l’interprétation laisse apercevoir un petit souci de stabilité. Il ne que passager, comme en atteste dès après la triade straussienne.

Die Nacht Op.10 n°3 bénéficie d’une approche plus intime, mais un rien uniforme, y compris dans la modulation. Après la vocalise assez laborieuse de Wiegenlied Op.41 n°1, superbement coloré par Malcom Martineau, l’élan formidable de Ständchen Op.17 n°2 triomphe, tout naturellement. Comme tout à l’heure, le français succède à l’allemand ; malgré une couleur vocale très attachante, le mélancolique Après un rêve Op.7 n°1 de Fauré laisse percevoir des signes de fatigue. Quand ma vieille mère m’apprenait à chanter, quatrième des sept Mélodie tziganes Op.55 de Dvořák séduit par la suavité du legato et l’indicible douceur de la nuance. « Rien de plus souhaitable au monde qu’un rêve… », amorce Сон Op.38 n°5 (Rêve) de Rachmaninov… Sans effort les artistes nous en convainquent.

En 1956 était créé The ballad of Baby Doe, deuxième opéra de Douglas Moore, compositeur étasunien qu’on ne connaît guère de ce côté-ci de l’océan. Anna Netrebko a choisi d’en donner Gold is a fine thing où elle ne parvient toutefois pas à tracer son chemin, plutôt dépassée par la fausse latitude rythmique que l’air induit. Belle nuit, ô nuit d’amour, l’inoffensive barcarolle des Contes d’Hoffmann d’Offenbach, donnée avec Elena Maximova, est ici presque sinistre. Le programme est couronné par Que règne le jour Op.47 n°6 de Tchaïkovski, bijou qui flamboie d’une débordante passion, somptueusement servi par Anna Netrebko. Deux emprunts au répertoire italien forment des bis bienvenus, dont un délicieux O mio babbino caro (Puccini, Gianni Schicchi), d’une merveilleuse onctuosité.

BB