Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Denis Matsuev
œuvres de Beethoven, Prokofiev, Schumann et Tchaïkovski

Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 13 septembre 2017
le grand pianiste russe Denis Matsuev en récital à Paris, avenue Montaigne
© matsuev.com

Avec la fin de l’été, les premiers récitals solistes dans les salles parisiennes. La saison pianistique de l’avenue Montaigne s’ouvre en compagnie de Denis Matsuev. Avec une première partie entièrement consacrée à Beethoven, l’artiste russe inscrit son programme dans la modernité, celle du romantisme bousculant les conforts classiques. Après les arpège évanescents du début Largo, l’Allegro de la Sonate en en ré mineur Op.31 n°2 « Der Sturm » s’emporte immédiatement, brillant et nerveux, s’enflammant sans réserve dans les risques qu’induit une telle approche. D’emblée l’inventivité de chaque instant frappe l’écoute. La ciselure de l’Adagio médian, méditation étésienne, tranquille mais non sage, jouit d’une vaste inspiration sans dénaturer le serti de la frappe. De même la respiration, pour choisie qu’elle soit, évite toute emphase. Précise, la pédalisation se fait idéale complice de la conception interprétative. La virevolte de l’Allegretto surprend tant par le contraste des caractères que par la délicatesse dynamique. La fougue va grandissant, fièvre indomptable conclue sans chichi.

Moderato cantabile molto espressivo... un souvenir mozartien, peut-être, anime les prémices de la Sonate en la bémol majeur Op.110 n°31, nettement beethovénienne toutefois, avec cet œstre définitionnel, inévitable. Leste comme un chat, Denis Matsuev avance dans un mouvement joueur et violent, jamais brutal. Ainsi admire-t-on la douceur indicible du suraigu, savoureux comme rarement. À l’obstination rageuse du premier thème de l’Allegro molto répond un insolent cliquetis, annonçant des contrastes moussorgskiens. Complexe, le troisième chapitre bénéficie d’une sonorité quasiment extatique, au service de ses insondables suspens. L’Adagio se fait de plus en plus invasif, jusqu’à la fugue, présentée dans une articulation remarquable, très personnelle, d’une fluidité robuste, pourrait-on dire, mâtinée de répons presque orchestraux qui lui confèrent une lumière heureuse. Le pianiste conjugue avec un art sensible les climats contraires, bondissant bientôt dans la seconde fugue, frémissante.

Romantisme pleinement affirmé, ensuite, avec les Kinderszenen Op.15 de Schumann, dans lesquelles le musicien développe des trésors de nuance. Von fremden Ländern und Menschen tendre, énigmatique Kuriose Geschichte, délirante vélocité d’Hasche-Mann que Bittendes Kind ne parvient guère à apaiser, quand l’effervescence contagieuse de Glückes genug fait sourire. Tout juste regrettera-t-on une Wichtige Begebenheit un rien caricaturale et une Träumerei lambine, voire cabotine, dont on saluera néanmoins le velours précieux. Les narratifs Am Kamin et Ritter vom Steckenpferd (si virtuose !), renouent avantageusement avec le conte. Une tristesse proprement enfantine habite le bien nommé Fast zu ernst, ici génialement tourmenté. Après les affres désorientées de Fürchtenmachen, Kind im Einschlummern est, sous ces doigts, définitivement mélancolique. Le poète a donc beau jeu : tout ce qui le précède lui fournit un sûr fossoir – Der Dichter spricht, en toute simplicité.

Une des dernières pages de Tchaïkovski fait lien vers la Russie. Publiée l’année même du décès du maître, nous entendons sa Méditation en ré majeur Op.72 n°5 au pas dolent, en faux abord inoffensif (ne pas s’y fier…). Soudain, c’est l’occasion de montrer des qualités directement concertantes, héritières de Liszt, auxquelles Matsuev ne déroge pas. Et de quitter résolument le crépuscule du XIXe siècle avec la Sonate en si bémol majeur Op.83 n°7 de Prokofiev, contemporaine des âpres combats de Stalingrad (1942). Le pianiste livre un Allegro inquieto littéralement excorié qui ne laisse pas indemne. De même Beethoven citant Bach, Prokofiev évoque Schumann à travers l’Andante caloroso central qu’investit ce soir un élan presque chorégraphique. Le grand souffle de l’exécution s’emporte dans le redoutable Precipitato final donc la folle démesure soulève la salle. On le sait, l’avarice n’est certes pas un défaut de Denis Matsuev [lire nos chroniques du 2 février et du 3 décembre 2008, du 29 mai 2010, du 12 juillet 2014 et du 12 janvier 2017] : il ne se fait pas prier pour offrir, après cet éprouvant menu, de nombreux bis (Tabatière de Liadov, un prélude de Rachmaninov, etc.). Une grande soirée !

BB