Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Florian Noack
Fryderyk Chopin et Sergueï Liapounov

Lille Piano(s) Festival / Conservatoire
- 20 juin 2021
Le jeune Florian Noack joue Chopin et Liapounov à Lille Piano(s) Festival 2021
© william beaucardet

Salué il y a quelques mois par notre équipe qui décernait une Anaclase! à son fort beau CD Prokofiev paru sous label La Dolce Volta [lire notre critique], le trentaine Florian Noack, lauréat de nombreux concours internationaux, met volontiers son talent à contribution s’il s’agit de révéler des œuvres, voire des compositeurs, encore peu connus du public. Ainsi son répertoire intègre-t-il des pages de Charles-Valentin Alkan, d’Ernő Dohnányi ou de Nikolaï Medtner, pour peu qu’elles soient géniales et invitent sa sensible expressivité. Outre un goût certain pour la musique russe dont on observe la présence à nombre de ses récitals, le pianiste n’hésite pas à se lancer dans des transcriptions pour son instrument, comme Roméo et Juliette, l’ouverture-fantaisie de Tchaïkovski, les Danses polovtsiennes du Prince Igor, l’opéra de Borodine, ou encore des extraits de Shéhérazade, la fameuse suite symphonique de Rimski-Korsakov.

À l’édition 2021 de Lille Piano(s) Festival, événement proposé chaque printemps par l’Orchestre national de Lille depuis 2004, le jeune musicien belge choisit d’associer un recueil des plus célèbres à de rares opus de Liapounov, compositeur dont il a déjà gravé deux volumes chez Ars Produktion. Son récital s’ouvre donc sur les Préludes Op.28 de Fryderyk Chopin (1835-39), avant de s’aventurer en terre russe symboliste. Au premier (Agitato en ut majeur) il offre une respiration heureuse et fraîche, réservant plus sombre concentration au suivant (Lento en la mineur), quoique sans lambiner jamais. Tout en préservant l’onctuosité particulière qui caractérise son jeu dans le fluide Vivace (III, en sol majeur), il avance une conception réfléchie du Largo (IV, en mi mineur) – point cérébrale ni intellectuelle, non, mais sans simplicité. Après avoir généreusement barcarollé le cinquième (Allegro molto en ré majeur), Noack soigne un phrasé doloroso dans le sixième (Lento assai en si mineur), mais passe un peu à côté de l’Andantino (VII, en la majeur) que l’on tient pour plus profond qu’il le paraît. La fougue endiablée du huitième (Molto agitato en fa # mineur) compose adroitement avec un précieux dessin de nuances qui porte haut ce moment. L’inspiration n’est pas constante dans les cinq prochains, bien que la volatilité du dixième flatte l’oreille (Allegro molto en ut # mineur) et qu’indéniablement le chant du onzième soit convaincant (Vivace en si majeur). L’interprète retrouve sa présence avec le Lento en fa # majeur, Prélude Op.28 n°13 qu’en convoquant une pédalisation savante il fait avancer vers Debussy. À la bourrasque de l’Allegro (XIV, en mi ♭ mineur), sombre à souhait, succède une goutte d’eau à la dramaturgie subtilement infléchie (Sostenuto en ré ♭majeur) – Florian Noack nous raconte quelque chose, avec puissance et profondeur sans effets de manches, dans une partie centrale inquiète. Le retour du motif initial saisit par une extrême délicatesse. Passée l’urgence infernale (XVI, Presto con fuoco en si ♭mineur), l’ingénieuse fluctuation du tempo réinvente avec avantage le dix-septième prélude (Allegretto en la ♭ majeur). Si rien de plus personnel ne rehausse la véhémence de l’Allegro molto (XVIII, en fa mineur), la douceur ineffable du suivant (Vivace en mi ♭ majeur) est une bénédiction, de même que l’excellente gestion du retrait progressif de la frappe dans le Largo (XX, en ut mineur) dont l’ultime accord gagnerait encore à survenir un peu plus tard. On apprécie la tendresse du cantabile (XXI, en si ♭ majeur), le farouche rubato qui amorce le Prélude n°22 (Molto agitato en sol mineur) et la reprise finale du motif, ainsi que la rigoureuse amabilité, pour ainsi dire, du Moderato (XXIII, en fa majeur). Quelques anicroches entravent la pleine appréciation du dernier numéro (Allegro appassionato en ré mineur) – ce sont des choses qui arrivent.

Sans doute pouvait-il être intéressant d’agrémenter ensuite cet opus 28 de l’une des extensions imaginées par les héritiers du Franco-polonais – les vingt-deux Variations Op.22 sur un thème de Chopin de Rachmaninov ou les Variationen und Fuge in freier Form über Fr. Chopin's C-moll Präludium BV.213 de Busoni (en l’occurrence le Prélude n°20) ou les Variations sur un thème de Chopin de Mompou (Prélude n°7) –, voire de toutes, à la suite ou en les intercalant au fil du corpus originel, lors d’un concert-fleuve. Offrons-en le projet à la boîte à idées des plus audacieux !

Il n’est certes pas moins exaltantd’emporter l’auditeur en terre russe avec Sergueï Liapounov et trois de ses redoutables Douze Études d'exécution transcendante Op.11, écrites entre 1897 et 1905, éditées à Leipzig en 1906 et dédiées à Liszt, forcément [lire notre critique du CD d’Etsuko Hirose]. Harpes éoliennes, pour commencer, soit la neuvième de ses études, dont le doux papillonnement est ici traversé par une suavité inouïe. L’abord en semble exquisément discret, de cette sorte de virtuosité si évidente qu’elle n’a que faire des regards. Après cet Adagio caressant, l’Allegretto scherzando de la Ronde des sylphes (Étude n°11) distille plus loin la poésie du recueil. On admire le chemin que trace Florian Noack dans cette écriture touffue. L’harmonie religieuse du vaste Chant épique (Étude n°8) et son carillon de piqués aux multiples échos marient avec superbe Moussorgski et Balakirev, entre chant sérieux et danse slave. Voilà qui donne envie d’écouter un peu plus Liapounov [lire nos critiques CD de la Symphonie Op.66 n°2 et de l’intégrale de son œuvre symphonique].

Afin de le remercier de son franc enthousiasme, l’artiste offre au publicune miniature du compositeur arménien Komitas, ethnomusicologue, prêtre et théologien né à Kütahya en 1869, décédé à la clinique psychiatrique de Villejuif en 1935, après une existence atrocement tourmentée par l’Histoire et ses horreurs [lire nos critiques CD et DVD]. Tiré des Danses arméniennes, nous entendons Yerangi dont la ronde feutrée ouvre mystérieusement le couvercle du Conservatoire de Lille… Ainsi s’achève la partie récitals de notre parcours dans ce festival fort riche [lire nos chroniques des moments passés en compagnie de Bernard Foccroulle, de Dmitri Kalaschnikov et Kenji Miura, de Mikhaïl Bouzine et de Judith Jáuregui], la soirée de clôture débutant dans une petite demi-heure.

BB