Chroniques

par marc develey

récital Gianluca Cascioli
œuvres de Brahms, Debussy et Schubert

Piano**** / Salle Gaveau, Paris
- 15 mars 2006
le jeune et talentueux pianiste italien Gianluca Cascioli en récital
© silvia lelli

Gaveau n’est remplie qu’aux trois quarts… Expliquera-t-on la relative bouderie de cette soirée ? L’occasion, pourtant, était belle ! Le piano de Gianluca Cascioli, à n’être pas sans exigence, serait-il insuffisamment flatteur, et la sensuelle musicalité de son jeu trop discrètement profonde ? Ses récitals, nous semble-t-il, gagneraient à être abordés comme on entre dans le domaine privé d’un grand collectionneur : à la fois avec humilité face à l’éclectisme d’un goût qui ne dédaigne pas de superposer styles et périodes, et cette rigoureuse bienveillance qui caractérise le dilettante à la recherche de l’unité d’un regard.

Johannes Brahms, Franz Schubert, Claude Debussy : du premier les énigmatiques Ballades Op.10 (1854), du second la Sonate en la mineur D537 (composée en 1817, publiée en 1852) et du dernier le Livre I des Préludes (1910) ; trois œuvres qui, à se retrouver mises en relation dans le temps d’une soirée, exigent du pianiste moins d’audace que de consistance, moins d’éclats de style que d’évidence du jeu.

Climat rêveur voire envoûtant des Ballades (au point que nous ne trouverons rien à en dire), sobriété de pensée de la Sonate, splendeur onirique des Préludes : le piano traverse les œuvres dans l’attention à leur décours sensuel, voire sensoriel, plus que formel. Le son, maîtrisé au point de révéler ce que peuvent avoir de soyeux les aigus pourtant sonores du Steinway, se glisse dans l’intimité des partitions pour en soutirer ce qui s’y tient d’indécis à la limite de la construction.

Chez Schubert (mais aussi dans la dernière des Ballades), la mélodie n’est pas traitée à la manière du Lied, comme on pourrait s’y attendre, mais avec une clarté plus orchestrale que lyrique qui n’est pas sans rappeler Beethoven. Sans doute regrettons-nous certaines irrégularités de rythme. Le rubato, présent, donne lieu à quelque retenusaussi étranges que bienvenus, sur le mouvement d’ouverture par exemple ; il laisse cependant une inconfortable impression d’ivresse sur les deux derniers. Néanmoins, l’ampleur de la respiration, soutenue par une pédale large mais sans excès (par moments un peu lente à étouffer le son et donnant lieu çà et là à de désagréables harmoniques), ou encore une répartition parfois inédite du chant et de l’accompagnement (début du deuxième mouvement), témoignent de l’assurance d’un jeu dont la labilité appartient au temps d’une recherche plus qu’aux maladresses d’un travail achevé. Un grand piano à l’œuvre, somme toute.

Cette impression est confortée par l’extraordinaire interprétation du Premier Livre des Préludes. Il y aurait trop à dire de chacune des miniatures ici offertes. Basses voluptueuses et legato moelleux des Danseuses de Delphes, discrets glissandos des aigus sur la rondeur des graves de Voiles, hoquet vite étouffé des bourrasques du Vent dans la plaine, richesse du coloris dans Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir ou Ce qu’a vu le vent d’ouest, brumes de la basse obstinée et générosité secrète pour Des pas dans la neige, mystère lumineux et résonances liquides dans La cathédrale engloutie, une Danse de Puck plus tendrement gracieuse que facétieuse (loin du Scarbo de Ravel), élégants piqués de Minstrel, halètements joueurs de La sérénade interrompue.

Dans cet enchantement demeure pour nous inégalée La fille aux cheveux de lin dont la rondeur de son, la fraîcheur des aigus et la souplesse du jeu trouvent des accents d’une tendresse évidente et rare. Et c’est d’un vif et taquin Poisson d’or (du second cahier des Images) que l’artiste, d’un bis, conclut cette fort belle soirée.

MD