Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Jean-Paul Gasparian
Chopin, Rachmaninov et Boulez

Fondation Louis Vuitton, Paris
- 15 janvier 2016
récital du jeune Jean-Paul Gasparian à la Fondation Louis Vuitton (Paris)
© pierre-anthony allard

Tout récemment distingué par de nombreux prix lors de concours internationaux (Fondation Cziffra, Brême, Hastings, Lyon, José Iturbi, etc.), Jean-Paul Gasparian a vingt ans. Dans l’auditorium salutairement aérien de la Fondation Louis Vuitton, il choisit de faire entendre Rachmaninov et Chopin. Le récital s’ouvre avec les Préludes Op.28. Des qualités, le jeune homme n’en est pas dépourvu, loin s’en faut. Phrasé souplement respiré, aisance du chant, adresse dans les moments véloces, rondeur de la sonorité, parfois jusqu’au moelleux dans les pièces les plus intérieures, voilà autant d’atouts qu’il convoque tout au long de son interprétation. Pourtant, demeurant prudemment à la surface de cette musique plutôt que de s’y engager plus courageusement, il livre une lecture certes gentille, disposant de nuances non négligeables mais aussi de marcati trop pesants, quand ce n’est pas une manière qui tend à l’affèterie – sans l’atteindre, fort heureusement. On remarque çà et là des délicatesses exquises, sans qu’une véritable sonorité s’impose. La conduite dynamique s’avère ponctuelle, administrativement fidèle aux indications, musicale comme une préparation pharmaceutique. Que manque-t-il donc ? Le souffle et la pensée. Ils viendront, n’en doutons pas.

Dans l’immédiat, on se souviendra du clair dessin de main droite dans le Lento (Prélude en la mineur n°2), de la tendresse accordée à l’Andantino (7), du lyrisme généreux des virevoltes du Vivace (11), du charme suranné de La goutte d’eau (15, Sostenuto), de l’élégance bien troussée de l’Allegretto (17), le meilleur restant dans les pages très rapides – la virtuosité sied presque toujours à la jeunesse (Préludes n°10, n°14 et n°22). Le Vivace en mi bémol majeur (19) gagne un relief soudain plus personnel qu’on dira prometteur, de même que l’impédance presque organistique du Largo en ut mineur (20) et la grâce quasiment debussyste du Moderato en ma majeur (23), notre préférence allant au sixième épisode (Lento assai en si mineur), habité d’un bout à l’autre, lui.

Après une courte pause d’une dizaine de minutes, le musicien retrouve le clavier et l’écriture ô combien plus complexe de Sergueï Rachmaninov, via ses Études-tableaux Op.39. Succédant à un Allegro agitato qui résiste ingratement, de sorte qu’on n’y comprend goutte, le Lento assai en la mineur révèle une attention louable à la ciselure, avec une conclusion avantageusement inspirée. La tendance perdure au lissage et à l’inoffensif, laissant toutefois percevoir des couleurs plus précieuses qu’une écoute active par l’artiste lui-même permettrait de faire mieux respirer (résonnances, échos, acoustique de la salle, nature de l’aigu du Steinway, etc.). Puis le récital progresse positivement, du savoureux pastiche dix-huitièmiste (4), dévoyant drument son clavecin dans la grande table, à l’hésitante harmonie scriabinienne du Lento lugubre en ut mineur (7) dont sans pathos les cloches se superposent avec grand art. Notre pianiste est décidément plus présent dans cette seconde partie, quoiqu’il souffre encore d’une sorte d’asphyxie à toujours vouloir aller plus vite, encore plus vite – Appassionato en mi bémol mineur (5), notamment.

À Jean-Paul Gasparian tout sourit, si ce n’est d’accepter d’avoir son âge sans essayer d’en paraître plus. De fait, passée la tension d’avoir à conquérir la salle, remplacée par la sûre excitation de l’avoir conquise, c’est avec une simplicité heureuse qu’il livre des bis amplement supérieurs aux exécutions précédentes. Sans pause, minauderie ou cabotinage, le musicien est enfin là et fait merveille de Chopin et Debussy. Entre les deux, il donne un mouvement de la Sonate n°1 de Pierre Boulez avec une évidence confondante, se jouant miraculeusement de ses traits les moins faciles comme de sa forme avec une sensibilité – ainsi appelle-t-on l’intelligence chez l’artiste, n’est-ce pas ? – illuminant jusqu’à son visage. Hier après-midi, en l’église Saint Sulpice, Laurent Bayle prononçait un éloge funèbre saisissant qui reprenait les termes mêmes dont usa l’ultime salut de Boulez à Edgar Varèse, en 1965 : « votre légende est incrustée dans votre époque. Adieu Varèse, adieu ! Votre temps est fini et il commence » : cet hommage à celui qui tant nous manquera, proche de Frank Gehry auteur du bel édifice où nous nous trouvons ce soir, se prolonge en oracle sous les doigts d’un pianiste de vingt ans jouant cette œuvre d’un compositeur de son âge (1946) – nous nous en réjouissons.

BB