Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Joyce DiDonato, avec David Zobel au piano
œuvres de Bernstein, Copland, Gershwin, Kern et Sondheim

Opéra Comique, Paris
- 7 juin 2008
le mezzo-soprano Joyce DiDonato en récital américain à l'Opéra Comique (Paris)
© marty umans

« C'est un plaisir de se sentir à nouveau être femme », dit Roméo au public de la salle Favart… Souvent applaudi ici et là pour ses incarnations masculines, le grand mezzo fait ce soir une élégante entrée en robe noire, dessinant des épaules toutes féminines. Et plutôt qu'à offrir un « énième » bouquet de vocalises händélien, vivaldien, mozartien ou rossinien, c'est à servir la mélodie étatsunienne que Joyce DiDonato s'emploie cette fois, consacrant d'ailleurs l'entière première partie de son récital à la musique d'Aaron Copland.

Ce choix s'intègre tout naturellement dans le cadre des rumeurs satellites de la nouvelle production parisienne de Porgy and Bess [lire notre chronique du 2 juin 2008], Copland filtrant comme Gershwin la réminiscence nostalgique de l'ailleurs musical de ses parents (russes, comme ceux de son aîné) dans le ferment pluriculturel nord-américain. Des douze Poems of Emily Dickinson écrits pour voix et piano en 1950 (qui firent huit ans plus tard l'objet d'une adaptation chambriste), nous entendons huit extraits. Nature, the Gentlest Mother attire immédiatement l'oreille sur le soin particulier accordé à la couleur pianistique, d'une discrète clarté, parfois proche d'un dépouillement sophistiqué. Joyce DiDonato distille un chant simplement phrasé par un legato superbe, toujours intimement impliqué dans le texte, se montrant diseuse sensible et intelligente. Le parcours alterne judicieusement les caractères, livrant un There came a wind like a bugle à la directe fulgurance. La suavité des attaques charme dans Why do they shut me out of Heaven, tandis que The World feels dusty est délicatement dessiné par l'« héroïque simplicité » (citons Satie) de l'accompagnement. La plénitude de la voix se déploie pour Sleep is supposed to be.

Après un petit « blabla » sur l'importance et la difficulté de transmettre en Europe la musique de son pays, le mezzo-soprano se lance dans six des treize Old American Songs réunies en recueil deux ans après les mélodies inspirées par la poétesse d'Amherst. Voix de velours pour The little horses, lyrisme plus affirmé d'At the river, irrésistible espièglerie d'I bought me a cat, c'est un climat très différent qu'impose chacune des songs, le roboratif Ching a-ring Chaw conclusif ne laissant pas oublier les délices raffinées de la balade élégiaque Long time ago.

La seconde partie de la soirée mêle plusieurs pages d'une facture qu'on pourra dire plus légère. Tout d'abord avec trois contributions de Leonard Bernstein. Le frémissement d'Extinguish my eyes y surprend, achevé par une vocalise à peine esquissée sur la brume moite qu’invente savamment David Zobel au piano. When my soul touches yours et Music I heard with you, melodies sentimentales affreusement kitch, rencontrent une interprétation flatteuse. Après le recueillement d'It must be so (extrait de Candide), la ludique Piccola Serenata, écrite en 1979 pour le quatre-vingt cinquième anniversaire de Karl Böhm, suscite un itinéraire dynamique plein d'esprit.

Ce récital vivifiant se poursuit avec deux emprunts à Show Boat, la plus célèbre des comédies musicales de Jerome Kern – crée en 1929, quelques années à peine avant Porgy and Bess qui, on ne le rappellera jamais assez, n'est pas une comédie musicale mais un opéra [sur ce point, lire notre chronique du 4 décembre 2007] –, dont Can't help lovin' dat man révèle une Joyce DiDonato littéralement fatale, tandis que ceux faits à A little night music de Stephen Sondheim (1973) d'après Sommarnattens leende, le film de Bergman (1955), affichent une veine lyrique contrastée, jusqu'au plus investi Send in the clowns.

Pour finir, c'est à Gershwin himself que les artistes rendent hommage, par le fameux The man I love (extrait de la revue Lady be good créée par Adèle et Fred Astaire au Liberty Theatre de New York en 1924) : l’interprétation en est presque baroquisante, non dans le style mais dans la forme, avec son da capo où le piano semble improviser tandis que la voix orne à qui mieux mieux. Enfin, avec un brillant à-propos, David Zobel introduit By Strauss, tiré de The show is on (monté à Broadway en décembre 1936), par d'amusants clin-d’œil au prélude de Porgy and Bess, digressant plus tard sur l'« autre Strauss », comme l'invective la chanteuse, à travers des réminiscences sucrées de Rosenkavalier. Sensible, virtuose et simple : non, rien de contradictoire, vraiment !

BB