Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Justine Leroux
œuvres d’Alkan, Chopin, Liszt et Messiaen

Jeunes Talents / Mairie du IXe arrondissement, Paris
- 5 décembre 2013
la jeune pianiste Justine Leroux joue les Esquisses de Charles-Valentin Alkan
© bertrand bolognesi

Après le Festival Alkan, le piano visionnaire en octobre, la « Saison Alkan » (comme on peut l’appeler) du Palazzetto Bru Zane se poursuit au fil de nombreux moments musicaux dans toute l’Europe – et même outre-Atlantique puisque l’excellente Olga Kern [lire notre entretien] donnera les Études Op.35 à New York en février. Ainsi notre propre exploration en concert de la musique d’Alkan se peut-elle approfondir ici et là, à commencer par ici, avec le récital que la pianiste Justine Leroux donne dans le cadre des rendez-vous Jeunes Talents.

Passionnée par le répertoire contemporain dont elle perfectionna son approche auprès de maîtres tels Florent Boffard, Claude Helffer, Roger Muraro et Ian Pace, Justine Leroux obtint une mention en 2007 au Concours Messiaen ; elle avait tout juste vingt ans. Ayant terminé ses études pianistiques avec les honneurs (CNSMD de Lyon, 2011), elle se distingue l’an dernier au Concours international Piano XXIe siècle d’Orléans qui lui décerne le prix Palazzetto Bru Zane pour la meilleure interprétation d’une œuvre de musique française. Aussi est-ce en toute logique qu’après avoir joué Alkan au Festival de l’Orangerie de Sceaux cet été, la pianiste l’ait défendu durant le festival vénitien de l’automne.

Il y a peu, Laurent Martin donnait quelques extraits des Esquisses Op.63 de Charles-Valentin Alkan (1813-1888) qui mettaient l’eau à la bouche [lire notre chronique du 17 novembre 2013]. Au programme de ce récital méridien, nous retrouvons quelques pages de sa sélection, Justine Leroux ayant choisi, quant à elle, de jouer lespremières et troisièmes suites de ce recueil qui en compte quatre de douze pièces (le compositeur les appelle des « motifs »). Elle fait donc entendre les Esquisses n°1 à n°12 puis n°25 à n°36.

« Aussi chanté et lié que possible », est-il indiqué pour La vision que servent idéalement une nuance savamment équilibrée et un fin contrôle de la frappe. Après la redoutable étude Staccatissimo (Allegro scherzando) fermement assénée et le tendre Legatissimo surviennent les brefs échos contrastant des Cloches. Alkan emprunte au dramaturge grec antique Aristophane le titre du cinquième morceau, Allons, dans les prés émaillées que parfument les roses, former, selon nos rites, ces danses harmonieuses que conduisent les Heures fortunées ; de cet hommage point trop confit aux maîtres anciens (souvenirs de Couperin et de Scarlatti) nous goûtons une exécution pleine d’esprit. L’habile Fuguette cède la place au Frisson un brin tchaïkovskien, et au jeu des analogies et devinettes, croisons une contrariété schumanienne dans la sicilienne en demi-teinte de Pseudo-naïveté, un romantisme alla Mendelssohn dans Confidence et le brio lisztien dans l’Allegro vivace, pour ne pas dire furibond, d’Increpatio qui gagne un relief spectaculaire sous ces doigts. Brève étude pour les arpèges d’un intérêt limité, Les soupirs font place à une énigme nauséeuse, Barcarolette inquiétante qui pourrait bien charrier les têtes coupées de Géricault sur les flots exilés de Luminais.

Nous le disions trois semaines auparavant : Alkan annonce Fauré, mais encore Ropartz et Koechlin, dans ses Préludes, mais dans les opus du jour l’on perçoit ces autres « jeunes » à lui être brièvement contemporains que seront Massenet, Pierné et Dukas. Après une Poursuite qui porte facétieusement son nom, puis l’aphoristique nudité du Petit air ancien, l’inspiration ancienne se mâtine d’une insolence alla Poulencdans un Rigaudon joufflu ! Cette étonnante parenté se manifeste encore dans le méchant sourire de Début de quatuor (n°31), dont le sarcasme se retrouve dans Musique militaire (n°35) et son côté Berlioz qu’on moquerait pour en livrer plus clairement les travers, langue tirée à une certaine pompe française. Le grand élan lyrique de Délire (n°29) concentre son opulence dans un baume final auquel répondent la douce nostalgie du Petit air dolent et l’étrangeté de Fais dodo, berceuse à questions (n°33). La rigueur est de mise pour l’horatien Odi profanum vulgus et arceo, Favete linguis et sa mélopée crue (n°34), tandis que la suite se conclut dans une Toccatina séduisante. Alkan surprend. Ainsi, pensiez-vous qu’un Minuettino pût être funèbre ? Le sien (Op.63 n°32) érige en collective danse d’adieu l’air de Zerlina (Vedrai carino de Don Giovanni, Mozart), éclairée en son mitan d’un choral recueilli (Trio).

Bien que ce récital soit donné d’une seule traite, il s’articule nettement en deux parties. La première ciselait la musique d’Alkan, tandis que la seconde promènera l’écoute dans le romantisme de son temps, introduit par deux extraits des six Petites esquisses d’oiseaux qu’Olivier Messiaen écrivit pour Yvonne Loriod en 1985. Justine Leroux s’y confirme coloriste raffinée, notamment dans Le merle noir dont elle peint efficacement le paysage sonore où épanouir le chant. Deux pages de Ferenc Liszt encadrent la Polonaise-Fantaisie en la bémol majeur Op.61 de Fryderyk Chopin (qui s’accommode mal d’un instrument à l’accord incertain) : Les cloches de Genève (Années de pèlerinage, Suisse S.160) et Funérailles (Harmonie poétiques et religieuses S.173).

BB