Chroniques

par françois cavaillès

récital Mara Dobresco
Britten, Debussy, Enescu, Grieg, Lipatti, etc.

Opéra de Limoges / Foyer du public
- 26 janvier 2019
À Limoges, La pianiste Mara Dobresco fait vibrer les couleurs de la nuit
© patrick kedzia

Le soir va tomber sur Limoges ; au lendemain de la superbe première de Die tote Stadt, le fantastique opéra de Korngold semble se poursuivre toute la journée sans relâche, l'onde de plaisir retentissant encore entre les murs du grand théâtre, place Stalingrad. Depuis cet épicentre lyrique, un pas de côté ouvre au charme terrible de la fuite du temps en allant de la grande scène au vaste foyer du public pour le récital de fin d'après-midi de la pianiste Mara Dobresco. Le programme en est nocturne, suivant la parution de son CD Soleils de nuit (Paraty, 2018). Une heure plus tard, l'âme saisie, admirative de la sincérité de l'artiste, le concert aura bel et bien donné envie de faire la paix dans l'obscurité et de se dire : « l'aurore me trouvera les bras croisés » – titre d'une anthologie récente du poète roumain Emil Botta.

En douceur, aux premières mesures, une mélodie légère et un rythme assuré, dans une profonde impression de calme, puis cette écume touchante, comme chaleureuse, et frémissante... Mara Dobresco instaure à merveille le recueillement en commençant par Notturno, quatrième des Lyriske stykker Op.54 d’Edvard Grieg. La finesse, le doigté impressionnent, ainsi que la liberté de marquer une véritable pause avant la très sage conclusion en belles harmonies. En quelques mots, à la fin du nocturne liminaire, la pianiste livre ses impressions en rapport précis avec cette musique (parue en 1891) en la rapprochant du chant d'oiseaux de nuit entendus vers quatre ou cinq heures du matin. Elle poursuit micro en main pour narrer la légende de Héro et Léandre, qui a inspiré à Robert Schumann la pièce In der Nacht des Fantasiestücke Op.12 de 1837. Aussitôt dit, l'auditeur se retrouve engouffré dans les courants pianistiques, les mélodies jaillissant comme des vagues pour signifier enfin l'émotion du conteur, lancé au galop dans une illustration musicale affolante de la tragédie grecque.

Entre-temps, à l'occasion de son centenaire, hommage est rendu à la virtuose saxonne Clara Schumann dont l'âpre Nocturne Op.6 n°2 (1834) crépite, étouffe presque, puis prend une tournure autoritaire pour exprimer la sensation subtile d'un engagement non tenu. Après ces pages d'authentique romantisme allemand, place aux sensibilités plus latines avec une forme de berceuse et de mélodie populaire, le Notturno d’Ottorino Respighi (1904), suivi de celui de Benjamin Britten (Night Piece, 1963) – peut-être le sommet de la soirée : fraternel pour sa tonalité plaisante d'entrée, poétique au possible dans l'adresse à la nuit puis la progression en clair-obscur, et l'angoisse enfin dominée par le merveilleux. À la reprise lancinante, l'émotion déchire le coeur et suggère l'image d'une enfance difficile avant que ne survienne brièvement une fin ouverte sur le monde des rêves.

La musique contemporaine vient à son tour dans le parcours de cette musicienne née en Roumanie, considérée comme une enfant prodige, puis bardée de diplômes de Bucarest à Genève en passant par Paris. Collaboratrice de Philippe Hersant notamment, elle offre deux extraits de ses Éphémères (cycle composé entre 1999 et 2003), à savoir le très fractionné Dans l'air du soir et l'habile, originale Lune voilée.

« Mon mentor depuis toujours... »
Le regretté Dinu Lipatti, « immense pianiste dont les compositions sont inconnues du grand public », est convoqué pour son Nocturne en fa # mineur Op.6 (1939), si poignant dans sa mélodie simple et cadencée, l'expression triste d'un manque mais encore de l'espoir et de la jeunesse. Dans la brochure de salle, Mara Dobresco érige même Lipatti en modèle de culture et d'humilité : « je garde toujours à l'esprit les mots qu'il avait l'habitude de rappeler à ses élèves : "cherche la lumière toujours plus haut chez les autres et au plus profond de toi-même" ».

En toute honnêteté, l'artiste n'a pas peur de sourire au public, ni de verser dans l'introspection en donnant sa vision poétique du monde. Ainsi le Nocturne en ut # mineur Op. posthume de Chopin est-il comparé au vol d'un ange, puis interprété avec un agréable soin du rythme (presque cardiaque). Après Clair de lune de Debussy (Suite bergamasque, 1890), traversé de délicatesse et de modestie, les mots lui manquent néanmoins pour signifier toute la valeur personnelle accordée au Carillon nocturne de George Enescu (Suite Op.18 n°3, 1916) qui laisse Mara Dobresco sous le choc, quittant la scène comme submergée par l'émotion. « Je voulais absolument clore cette promenade nocturne et rêveuse avec une composition prodigieuse », écrit-elle encore en note d'intention. Tout est clair, effectivement, dans sa présentation orale de cette œuvre posthume et des recherches originales d'Enescu à partir des cloches des monastères du nord de la Roumanie (menées ensuite par Lipatti à son tour). Les mains expertes et l'esprit brûlant de dévotion, libérant une puissante nature féminine et mystique – proche de la sorcellerie ? –, révèlent le singulier jeu de résonance, entre gouttes d'eau, silences secs, écho et l'extraordinaire effet du piano carillonnant comme jamais.

En bis, deux jolis clins d’œil sont adressés à Die tote Stadt. En duo avec Albi Binjaku, violon solo de l'Orchestre de l'Opéra de Limoges, est prodigué comme une caresse la chanson de Marietta arrangée pour violon et piano. Et, empruntant à la distribution du grand succès d’hier [lire notre chronique de la veille], la cantatrice Romie Estèves (qui chantait Lucienne) prend enfin part à la fête et fait grâce de son fin mezzo pour le paisible Après un rêve, mélodie de Gabriel Fauré (Op.7 n°1, 1870)

FC