Chroniques

par david verdier

récital Maurizio Pollini
Chopin et Debussy

Salle Pleyel, Paris
- 14 novembre 2013
Maurizio Pollini joue Chopin et Debussy à Pleyel le 14 novembre 2013
© cosimo filippini

Soyons francs, ce récital Pollini nous laisse un goût d'inachevé. Ne nous bornons pas simplement à pointer ici et là des doigts rebelles qui se dérobent ou tel trait moins précis… après tout, la « musique vivante » exige de l'interprète un risque assumé qu'il relève en laissant à l'auditeur le souvenir d'une performance unique par définition, même imparfaite. Cette attitude coupable qu'on trouve dans l'écoute excessive de musiques enregistrées voudrait nous faire croire à la vérité d'une interprétation gravée (si mal nommée) – vérité illusoire quand on sait les trucages technologiques et les ruses du marketing pour vendre de l'idole à bon compte. Dans le répertoire romantique, Maurizio Pollini a laissé des gravures inégales mais, tant au concert qu'au studio, Chopin est l'un des compositeurs qu'il a le plus souvent remis sur le métier pour en donner à chaque fois une vision différente et contrastée.

Le programme de ce récital – annoncé (comme souvent) quelques jours à peine avant son exécution – comporte des pièces souvent entendues sous ses doigts : Prélude Op.45, Ballade n°2 et Sonate n°2. Il y a fort à parier que cet hameçon romantique remplisse plus facilement une salle qu'une incartade chez Stockhausen ou Lachenmann. La loi du marketing étant ce qu'elle est, il ne s'agit pas au fond de reprocher à l'interprète le choix d'un répertoire dont il a largement renouvelé l'approche, mais plutôt de savoir ce qu'il gagne encore à s'y aventurer. Chopin sans les doigts, c'est l'édifice tout entier qui vacille et la question du style ne se pose même plus quand on en est à croiser les siens pour conjurer la catastrophe.

La morne plaine du Prélude en ut # mineur Op.45 se déroule à la lumière insipide d'un quasi-déchiffrage à vue. La cadence finale est à ce point précautionneuse qu'elle en perd tout à la fois le legato et les couleurs. Même constat dans la Ballade en fa majeur Op.38 n°2 jouée très haut sur le clavier, tout en griffures et rêche de son. Les rafales d'arpèges soufflent des notes complètement désordonnées qui rappellent involontairement le souvenir du même Pollini d'acier et de feu entendu maintes fois. Le souvenir disparaît dans une main gauche aux abonnés absents et une harmonie qui manque de vaciller dans l'abîme à plusieurs reprises.

Trop nombreuses imprécisions également dans le Grave-Agitato de la Sonate en si bémol mineur Op.35 n°2 – un brouillard épais dans lequel émergent des thèmes jamais vraiment contrôlés et qui semblent fuir quand on les aborde. La complexité des développements noie invariablement les lignes dans un à peu près fatal, surtout (insistons-y) quand on pense aux standards qu'il fixait il y a une dizaine d'années. L'entrée en matière du Scherzo ne se libère jamais totalement d'une expression et d'un timbre contondants, y compris dans la valse centrale. Le reflux des gammes ascendantes manque systématiquement son but et retombe en un legato assez fruste. D'une certaine manière, la Marche funèbre concentre ce qui restait de génie parmi les errances de cette soirée. On sent bien une volonté de jouer avec les moyens du jour et gagner dans l'horizontalité des strates ce qu'on perd inévitablement dans les aspects les plus virtuoses. En un sens, on est déjà chez Debussy – îlot de notes immobiles à la géométrie imperturbable ; à défaut d'originalité, le volume de l'instrument compense le souvenir perturbant des approximations qui précédaient. Les triolets d'octaves du finale Presto sont davantage marmonnés que murmurés, jamais vraiment désunis mais très gris de sentiment et de son.

Les mines déconfites croisées à l'entracte et les mauvais esprits trouveront qu'avec la deuxième partie débute réellement le programme de cette soirée. Il faut pourtant enjamber de très hiératiques Danseuses de Delphes pour (enfin !) renouer avec une palette de timbres chatoyants (Voiles), un toucher plus inspiré (Le vent dans la plaine). La dureté n'a pas vraiment dit son dernier mot à regarder tourner si raides ces Sons et parfums dans un air du soir ou les tarentelles si peu italiennes des Collines d'Anacapri.

D'une neutralité bienvenue et peu surprenante chez Maurizio Pollini, Des pas sur la neige et La fille aux cheveux de lin séduisent par cet aspect désincarné et, au fond, guère psychologisant ou exagérément vaporeux. Ce qu'a vu le vent d'Ouest et La sérénade interrompue pourraient aisément faire oublier ce Chopin de la première partie, si inutile et si timoré. Pollini traite l'instrument avec l'intransigeance qui consisterait à vouloir mater un insolent. Bis aimé et éminemment « pollinien », La cathédrale engloutie rappelle le meilleur du pianiste milanais et cette capacité inimitable à dégager l'espace de l'imaginaire au cœur même de la matière sonore. On goûtera avec un enthousiasme contenu ce Puck si boutonné et des Minstrels assez ternes, comme tenus à bonne distance du clavier.

Dans ces conditions, on peut regretter l'insistance du public à réclamer des bis, surtout quand on est incapable de respecter la résonance d'un dernier accord ou qu'il bat des mains entre les mouvements d'une sonate. Pollini se plie avec une mine attristée à ce sinistre cérémonial avec l'Étude en ut mineur Op.10 n°12 « Révolutionnaire » de Chopin. La tension des premières mesures disparaît rapidement et il doit réduire la voilure pour négocier sans risque les passages les plus délicats. Mieux équilibré, le Largo de la Sonate en si mineur Op.58 n°3 laisse de côté la suspension chorégraphique récemment entendue à Garnier dans La dame aux camélias de John Neumeier. On reste ici dans le cadre étroit d'une figure esquissée à la pointe sèche, trop prosaïque décidément.

DV