Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Mikhaïl Bouzine
Chopin, Kalkbrenner, Liszt, Loewe, Scriabine, Staud et Stockhausen

Lille Piano(s) Festival / Conservatoire
- 20 juin 2021
Le jeune pianiste Mikhaïl Bouzine en récital à Lille Piano(s) Festival 2021
© ugo ponte | onl

Trois jours durant, comme chaque printemps depuis dix-sept ans [lire nos chroniques des 14, 15 et 16 juin 2013, des 10 et 11 juin 2017, des 8, 9 et 10 juin 2018, ainsi que celles de la soirée de concerti et du concert monographique Hèctor Parra, enfin des 15 et 16 juin 2019], Lille Piano(s) Festival investit la cité avec nombre de rendez-vous autour du piano, mais encore des clavecin, orgue, accordéon, claviers électriques et percussions, dans des usages classiques, baroques, jazz et tant d’autres encore. Alors qu’il en fallut circonscrire l’édition précédente aux seules retransmissions sur la toile, par respect d’un diktat qui confirma plus tard son caractère culturicide, la collection 2021 défile devant le public, en présentiel (selon la formule à la mode). Cette année, Lille Piano(s) Festival propose plus d’une trentaine de concerts, pour tous les goûts.

Après Méditation sur la beauté de la Création et sur le comportement de l’homme à son égard du compositeur et organiste Bernard Foccroulle [lire notre chronique de l’avant-veille] et les récitals de Dmitri Kalaschnikov et Kenji Miura [lire notre chronique de la veille], nous retrouvons ce matin l’auditorium du Conservatoire pour L’enlèvement d’Europe, programme imaginé par le pianiste Mikhaïl Bouzine. Ravie par un énigmatique taureau blanc, la fille du roi de Tyr découvre, à près de deux cent cinquante lieues de la cité phénicienne, sur une plage crétoise, que l’étrange animal n’est autre que Zeus. De leur union secrète naissent plusieurs demi-dieux, comme la mythologie grecque nous y habitua. De fait, c’est vers le Héros que se tend le présent menu, servi en enchaînant les mets sans cérémonie : héros guerrier, comme l’Ukrainien Ivan Mazepa plusieurs fois chanté par poètes et musiciens romantiques, héros visionnaire comme certains symbolistes russes, héros de l’identité nationale tels ces artistes placés dans le sillon du Printemps des peuples, héros-pionniers que furent encore les compositeurs du second XXe siècle (après 1945).

Au jeune interprète (né en 1995, à Moscou) il tient à cœur de faire entendre des musiciens délaissés par ses confrères. Ainsi de Carl Loewe (1796-1869) dont les Lieder vinrent jusqu’aux oreilles contemporaines grâce à quelques barytons zélés (comme Dietrich Fischer-Dieskau, par exemple). À emprunter les sentes les moins fréquentées, Mikhaïl Bouzine ouvre son récital – on pourrait tout aussi bien dire son récit – par Mazeppa Op.27, eine h-Moll Tondichtung nach Byron écrit par Loewe en 1832. La fougue décoiffante de l’élan héroïque et romanesque, en galop farouche, se double d’un relief sculptural qui indique d’emblée du très grand piano, de ce piano-là qui orchestre les œuvres abordées. À quelque auditeur grincheux qui, vus le souffle, la puissance et l’endurance du jeu, pourrait avoir cru que le pianiste se dispenserait de nuancer, le surgissement d’une extrême douceur, au postlude du poème, fournit irréfragable démenti.

Les illustres entrelardant le programme, des pages d’Alexandre Scriabine confirment la richesse de cette palette. Lyrisme et mystère animent Feuillet d’album Op.58 (1910), pris dans l’errance d’un amble instable. « Avec grâce et douceur » indique la partition de Poème, première des Deux Pièces Op.59 de 1911 ; ici, une tendresse inquiète s’infiltre dans une expressivité suavement intrusive. Le Prélude s’avère « sauvage, belliqueux » à souhait, mais encore preste et volontiers un peu fruste, contrarié. Flammes sombres, la seconde des Deux danses Op.73 (1914), dans une sonorité mouillée et une articulation diablement nauséeuse, insiste génialement dans des changements de caractères et de métriques dont Bouzine fait délices. En 1913, Scriabine compose Deux Préludes Op.61 dont le premier, Andante recueilli sur un motif chromatique tournoyant, obsédant jusqu’en ses transpositions, conclut ce chapitre.

Créé par Marcel Reuter à Vienne, le 28 avril 1997, Bewegungen (Mouvements, 1996) de l’excellent Johannes Maria Staud [lire nos chroniques de Configurations/Reflet, Contrebande (On Comparative Meteorology II), Die Antilope et Wasserzeichen] prend appui sur un passage de La nausée (1938) de Jean-Paul Sartre ! « Je me disais, en suivant le balancement des branches : les mouvement n’existent jamais tout à fait, ce sont des passages, des intermédiaires entre deux existences, des temps faibles. Je m’apprêtais à les voir sortir du néant, mûrir progressivement, s’épanouir : j’allais enfin surprendre des existences en train de naître. Il n’a pas fallu plus de trois secondes pour que tous mes espoirs fussent balayés. Sur ces branches hésitantes qui tâtonnaient autour d’elles en aveugles, je n’arrivais pas à saisir de passage à l’existence ». Par un fécond irrespect d’amoureux, cependant rigoureux, Bouzine s’empare merveilleusement de l’œuvre dont il magnifie le travail sur les résonances.

Il surprend par sa lecture fort étalée, presque disloquée, du Prélude en la mineur Op.88 n°12 (vers 1821, édité en 1835) de Friedrich Kalkbrenner – au rendez-vous des oubliés de l’histoire de la musique. Voilà qui saisit l’écoute, en amont du déploiement de la forme, dans une impédance parfois lisztienne où malgré quelques inexactitudes, il fait souverainement chanter le thème sévère. À peine soulevées les pédales du dernier accord survient l’introït de la Polonaise en fa # mineur Op.44 (1841) de Fryderyk Chopin dont le corps, sculpté dans le granit, se révèle marcatissimo et ponctué d’arrêts brutaux, comme une procession une marche au supplice – Chopin par Ernst Kirchner, sans doute… en tout cas, rien d’un Chopin confortable, loin s’en faut ! À l’évidence, Bouzine refuse de se poser des questions de style, à la faveur du caractère durchkomponiert de son concert. Immédiatement, il enchaîne le Klavierstück VII (1955) de Karlheinz Stockhausen, répondant terriblement à l’exigence de différentiation des attaques et mettant si bien en écho la donnée résonante que se ravive le souvenir de Bewegungen de Staud – compositeur lui-même, Mikhaïl Bouzine sait précisément ce qu’il fait.

Faisant tout sonner, y compris ce que Liszt n’y a pas écrit, le pianiste propulse l’écoute dans une envolée illicite, pour ainsi dite, exubérante et infernal. Dans une absolue démesure, Bouzine, salué l’an dernier par le Premier Prix du Concours international de piano d’Orléans, ne s’interdit rien et ne subit d’enfermement qu’en lui-même porté sur l’écran récitaliste – cet instant-là et nul autre, intense, où nous l’y rencontrons. Un orage !

BB