Chroniques

par marc develey

récital Miloš Karadaglić

Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 19 mars 2012
le guitariste macédonien Miloš Karadaglić
© olaf heine

La guitare possède peu de chantres qui lui fassent passer la barrière de ses cercles usuels, séparés des circuits plus courus de la musique qu’on dit rapidement « classique ». Pour autant, à l’instar hier des Williams, Bream, Yepes ou Segovia, quelques jeunes guitaristes, propulsés par certains labels sur des scènes moins confidentielles, défendent aujourd’hui la richesse de l’instrument et de son répertoire aux oreilles d’un plus large public – on pense à Filomena Moretti, et, depuis peu, à Miloš Karadaglić.

On a découvert le second dans son récent tout premier album, Mediterráneo. Nous restait à le rencontrer sur scène. Chose faite – et c’est un plaisir ! Le jeune monténégrin y possède en effet un charme tranquille et concentré qui, outre emporter la sympathie de son public, nourrit son concert d’une atmosphère inhabituelle dans des salles de cette taille. À chaque œuvre, il adjoint un rapide commentaire en anglais qui la surpique d’éléments et d’anecdotes relatifs à sa composition ou à son caractère, en cela déjà conteur ou barde au service d’un instrument qui, parmi ceux de l’intime, est l’un des rares à être tant polyphonique qu’aisément transportable. Certes, l’ensemble sent encore l’huile avec laquelle on l’a rodé, à l’instar du « produit » Mediterráneo et de ses paratextes narratifs ; néanmoins, cela sonne juste.

C’est que Miloš Karadaglić unit son aise apparentesur scène à une robuste technique et, surtout, une musicalité fort personnelle. On l’entend d’emblée sur le Grand solo Op.14, de Fernando Sor. Très sobre sur l’ouverture mélancolique, le jeu fait chanter le cœur de la pièce dans un style impeccable, souvent proche du Lied schubertien, malgré quelques traits virtuoses parfois brouillon.

Les Prélude et fugue BWV 997 de Johann Sebastian Bach convainc moins. Si l’ouverture tire de la guitare les sons flûtés d’un luth, la lecture s’affadit de quelques raideurs, d’un problème de justesse dans la fugue et surtout du rubato velouté accoré à un ethos déjà romantique, certes d’une grande générosité. Localement structurée, la phrase semble se perdre dans l’absence de direction du mouvement d’ensemble : nous ne nous y retrouvons pas – mais peut-être sommes-nous déconcentrés par l’inventivité contrapuntique d’un public qui, n’ayant que le raclement de gorge pour s’exprimer, en fait d’enthousiasme un usage qu’on souhaiterait plus modeste.

Quatre pièces d’Heitor Villa-Lobos corrigent ces impressions en demi-teinte. Parfois violoncelle, la guitare révèle ici le courant brésilien de l’inspiration du compositeur. Le premier des Cinq préludes nous est ainsi servi dans un lamento rageur porté par un tempo peu courant, invoquant d’inusités rythmes de samba à la basse. Le tempérament impressionnant de l’interprétation ne délivre pourtant pas tout le caractère éminemment baignée de saudade de l’œuvre. Il en va tout autrement de la onzième des Douze études pour guitare, en tout point remarquable de concentration mélancolique, dans un climat exceptionnel auquel le chant ne fait jamais défaut. Que ce soit encore dans l’ultime étude de ce recueil ou la Valsa-Choro, le soliste s’impose résolument en tisseur d’atmosphères, sensible aux courants non-écrits mais assurément musicaux qui traversent la partition.

Les deux derniers moments du programme sont consacrés à des pages de l’album discographique cité plus haut. D’Albéniz sont données trois pièces de la Suite española Op.47, transcrites pour guitare. Au rythme effréné d’un Asturias peut-être moins concentré ici qu’ailleurs, mais inspiré toujours, suit le chant clairement détouré de Granada, romance sensuelle en sa partie centrale servie par un jeu toujours maître des textures sonores. Sevilla alors, malgré quelques imprécisions, distille un moment d’une touchante sensualité.

Évocatrice de la baie de Koyunbaba, en Turquie, l’œuvre éponyme du compositeur Carlo Domeniconi tente de capturer rien moins qu’un paysage – vent, sel, roc et eau. Écrite pour une guitare réaccordée en ut dièse mineur, elle a un poids spécial dans la biographie de l’interprète pour qui elle évoque, alors qu’il découvre tout jeune homme les ciels nébuleux de l’Angleterre, les côtes méditerranéennes de l’enfance. En écoutant cette page, « find your own special place »Karadaglić invite-t-il son public. Et de l’émotion dont est fait le moment qui suit, il nous est impossible de dire grand-chose. Les textures sont d’une surprenante diversité – liminaire, le vent naît d’une guitare... shakuhachi ! Et les images viennent à qui peut s’installer dans ce type quasi synesthésique d’écoute. Magique. Magistral.

Ainsi Karadaglić délivre-t-il, une guitare à la fois très personnelle et sûre encore de sa connaissance des œuvres et des styles. Autant d’invitations au voyage, dans l’épaisseur des partitions. On a pu regretter la presse médiatique autour de sa personne : il ne manque pas de guitaristes aussi ou plus talentueux, mais il en est peu qui soient capables d’ainsi défendre l’instrument et d’en porter plus largement la voix. À suivre, donc.

MD