Chroniques

par marc develey

récital Mitsuko Uchida

Théâtre des Champs-Elysées, Paris
- 10 décembre 2010
Mitsuko Uchida extatique devant son grans Steinway de concert
© dr

Nos trop grandes salles sont-elles à la mesure des pianistes qui ouvrent leur jeu aux limites du son ? À la mesure de l’automne reniflant, toussotant, crachotant, et de ces programmes généreusement distribués par les productions, sans doute pour venir couvrir, à l’occasion de leur manipulation, ce qu’il y a de plus dérangeant dans certains pianissimi, enfin produits d’autre et plus juste façon que via l’approximation d’un quelconque mezzo piano/forte ? Éternelle déploration qui prend ici tout son sens, tant Mitsuko Uchida se montre styliste achevée des nuances les plus suaves, et tant il est demandé au public, s’il veut y saisir quoi que ce soit, de faire silence à la fois dans l’espace extérieur de la salle et dans le cœur même de son écoute.

D’emblée, la Sonate en ut # mineur Op.27 n°2 « Clair de Lune » de Ludwig van Beethoven sonne inouïe, dans le murmure velouté du chantonnement. Supportée d’une pédale douce systématique, le léger rubato en commencement et fin de phrases impose un climat d’hésitation tendre qui nous vient, dirait-on, d’une grande distance autant spatiale qu’émotionnelle. Les arpèges centraux vibrent, feutrés, jusqu’à une reprise qui ne sera pas répétition. Le mouvement s’achève dans la splendeur des graves répétées. Très chanté, le second mouvement est traversé de piqués allègres, alternés du velours d’un legato voluptueux. Rarement Steinway a sonné de la sorte, et Beethoven s’est montré si fluide, on n’ose écrire féminin. Défaut de ses grandes qualités, Mitsuko Uchida est moins à l’aise sur les pages d’une écriture plus robuste. Dans les forte le son reste fidèle à ses tropes liquides – eau qui dévale, plus que roulis martial dans les arpège, en début du troisième mouvement – mais la technique est mise à rude épreuve, et si du phrasé demeurent les traits aristocratiques, la partition finit par dominer le jeu qui s’enraidit après une redoutable imprécision. Nonobstant, il y a du Schubert dans cette interprétation – brusque decrescendo avant l’une des montées thématiques, quelque chose doute et passe d’une texture à l’autre comme les voix d’un dialogue intérieur. Une main droite superbe sur les arpèges staccato et quelque chose de lisztiens aux dernières pages de la partition signent néanmoins une fin de sonate honorable.

Les Davidsbündlertänze Op.6 de Robert Schumann sont un des miracles de cette soirée. On y retrouve ce son velouté, crémeux presque, la densité rêveuse du phrasé dans des nuances piano très émouvantes, et, non sans une certaine préciosité signant un authentique tempérament plus qu’une affectation, une qualité de son subtilement incarné, quasi maternel. Quelques écarts ici et là, essentiellement dans les moments forte, toujours moins convaincants - mais qu’importe, au vu de la qualité de l’ensemble. Chacune des dix-huit pièces du cycle est traitée comme un Lied lié à l’ensemble, qu’il se montre furieux (I-4), rond (II-2), ou rieur – quoique peut-être insuffisamment ironique (II-3). Au travail époustouflant de la sonorité viennent s’inviter des textures d’orphéon, d’orgue ou d’octuor de cuivres. Quelque chose de flou (semi-perlés et rubato touchants) traverse délicieusement certaines pages (I-5, II-1). Sur II-6 (Wie aus der Ferne) les miniatures d’une immense tendresse détourent un paysage symboliste avant l’heure, dans la lumière d’un chant tout simplement inspiré. Les rythmes de sicilienne closent enfin le cycle dans l’absolu envoûtement d’un son allant s’évanouissant.

C’est un Frédéric Chopin très symboliste à nouveau qui est offert avec le Prélude en ut #mineur Op.45. Le style, parfois lisztien, rappellerait plus souvent Debussy, ou quelque influence japonisante (« lune au-dessus du pavillon aux bambous » est l’image qui nous vient) ; le récitatif final souffle, dramatique comme un vent plus qu’une voix, avec des accents de shakuhachi. Grand plaisir, confirmé attacca par la Sonate en si mineur Op.58 n°3 du même. Le climat s’oppose d’emblée à celui du Prélude. Un son imposant délivre un bel canto marqué d’un rubato très maîtrisé. Douceur rayonnante sur les piani, malgré une relative perte de repères dans les forte, signeunplaisant premier mouvement. Scherzo, ou plutôt « scherzissimo », très roulé, comme galets sous la marée : on évoquerait plus facilement des « galetés », plus rond et pleins, que des perlés aériens. Et c’est succulent ! Le ton est rapidement français, ravélien, presque. Le Largo, dramatique, rappelle d’abord Beethoven, mais certains traits ne sont pas non plus sans suggérer Scriabine. Traversée de micro-impressions inassignables, une vocalise mène le Lied à une contemplation romantique qui nous réclame alors, sans l’ordonner, l’adhésion à un mouvement d’âme incarné dans la totalité vivante du moment musical. Cette page s’achève dans la distanciation du son s’allant peu à peu diffuser dans son propre fond de résonnance. Ce sont alors une Baba Yaga, une Vassilissa, voire certaines sorcières de Macbeth qui dominent le Finale : rires des descentes chromatiques, decrescendos brutaux très maîtrisés sur un fond fortissimo – corrélatif ici comme ailleurs de quelques imprécisions vite rattrapées – emmènent ce Presto non tanto à une fin plus solaire que lunaire.

Une page de Johann Sebastian Bach ferme cette intense et lumineuse soirée. Les deux parties, superbe chacune, tressent une discrète entremêlée, très régulière et portée à la basse, tout en trille à la main droite, dans une sonorité recherchant le clavecin. Le piano chante avec une voix de petite fille. On en sort avec des merci au cœur.

MD