Chroniques

par bertrand bolognesi

résidence Kaija Saariaho
Marko Letonja dirige l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg

Palais de la musique et des congrès, Strasbourg
- 11 octobre 2013
Marko Letonja joue la musique de Kaija Saariaho à la tête de l'OPS
© jean-françois badias

Après L’aile du songe, concerto pour flûte et orchestre conçu en 2001 [lire notre chronique du 24 septembre 2013], la résidence de Kaija Saarihao à l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg se poursuit avec Émilie Suite dont cette formation est commanditaire avec le Luzerner Sinfonieorchester, Carnegie Hall (New York) et la Cité de la musique (Paris) où nous en découvrions la création ce printemps [lire notre chronique du 23 avril 2013]. Pour l’occasion, le nouveau « patron » de la phalange alsacienne en introduit l’exécution par un bref « atelier », simple et confiant, clair et sans plus de concession que de poncif. En quelques minutes, l’auditoire est mené avec un naturel confondant jusqu’au bord du mystère que son oreille bientôt goûtera. Si le chef en évoque l’inspiratrice, à savoir la physicienne Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise du Châtelet (1706-1749), c’est sans doute à dessein qu’il tait l’opéra dont l’œuvre est issue, préférant préserver une écoute ouverte de la musique à venir.

L’infinie précision de la présente lecture conduit à un tissu instrumental complexe et fascinant. D’abord parlée, la voix s’enfle peu à peu jusqu’à l’emphase du chant, dans un équilibre idéal avec le tutti. Contrairement à Barbara Hannigan en avril, Solveig Kringelborn soigne la diction française et possède le format vocal requis. De fait, à imaginer une distribution il paraît difficile de se tromper si l’on se souvient de Karita Mattila à Lyon [lire notre chronique du 7 mars 2010] mais encore de sa création de Mirage [lire notre chronique du 13 mars 2008] : l’écriture vocale de Kaija Saariaho affectionne les grands soprani dramatiques, ce que confirme l’incarnation par cette wagnérienne qui déjà servait sa musique à travers le rôle de Refka d’Adriana Mater à Bastille [lire notre chronique du 10 avril 2006].

L’approche de Marko Letonja favorise le foisonnement de la couleur, soudain prise dans le gel de l’interlude, figée par un givre contraire d’où sourd une douce présence au monde. L’énergie de la pièce se déploie, impérative, dans le troisième mouvement, tandis que le second interlude laisse un caractère volontiers chambriste prendre possession de l’espace orchestral, non sans une certaine tendresse. Nous retrouvons ce clavecin solo dont nous soulignions la présence dix-huitièmiste dans Émilie il y a trois ans et qui inscritcelle de Mme du Châtelet elle-même dans l’orchestre, puisque la marquise jouait cet instrument à ses heures perdues. L’extinction final (cinquième épisode) renoue avec le parler, dans l’expressivité généreuse de Solveig Kringelborn [lire notre chronique du 10 mars 2007]. Le public ne s’y trompe pas : il fait fête aux artistes et à la compositrice dont nous saluons la seconde résidence strasbourgeoise, puisqu’elle fut autrefois invitée par le Conservatoire National de Région [lire notre chronique du 29 septembre 2005]. Le 7 novembre marquera les deux prochaines étapes de son calendrier, avec Nymphea Reflections joué par l’Orchestre national de Lyon qui lui aussi invite la créatrice pour une résidence d’une saison, mais encore la création française de Circle Map – dont nous applaudissions la première amstellodamoise [lire notre chronique du 22 juin 2012] – par l’Orchestre national de France au Théâtre des Champs-Élysées.

Avant Émilie Suite, le concert s’ouvrit avec Ritarata notturna di Madrid où Luciano Berio empruntait en 1975 une ritournelle composée à la fin du XVIIIe siècle par Luigi Boccherini – cinquième mouvement du Quintette Op.30 n°6 « Musica notturna delle strade di Madrid ». Berio s’est adonné tôt à la réécriture, qu’il s’agisse de chansons populaires, de succès de Beatles ou de pages plus savantes, comme le Combattimento di Tancredi e Clorinda de Monteverdi (1966), par exemple, de nombreux opus de Kurt Weill (Ballade von der sexuellen Hörigkeit en 1967, Le Grand Lustucru et Surabaya Johnny en 1972), etc. Après cette Ritarata notturna, il toucherait encore à Bach, Brahms, Falla, Gabrieli, Hindemith, Mahler, Mozart, Puccini, Purcell et Verdi, sans parler de Sinfonia qui en convoque bien d’autres, ni oublier Schubert dont les fragments de la Dixième Symphonie donnèrent naissance en 1990 à Rendering que jouait ici-même Marko Letonja l’an dernier. Un goût particulier anima les compositeurs des années soixante, comme en témoigne (entre autres) l’orchestration d’Orfeo par Bruno Maderna en 1967 [lire notre chronique du 15 avril 2011], de même que ceux du passé n’hésitèrent guère à poser la main sur Bach (Mendelssohn), Gluck (Berlioz), Schubert (Mahler), Brahms (Schönberg), etc.

Ainsi les Lumières amenaient-elles le clavecin de Mme du Châtelet, au fil d’une interprétation infiniment délicate et pleine d’esprit, de souple rigueur, pourrait-on dire. À travers une fragmentation qui suscite la faculté de reconstitution de l’auditeur, le jeu sur la perception est mené de main de maître dans une élégance rare.

La soirée s’achève avec Don Quixote Op.35 du jeune Richard Strauss (trente-trois ans en 1897) dans une lecture qui paraît prudente, tout en soulignant certaines audaces dans la petite harmonie. Bien que fort concentrée, l’interprétation jamais ne « décolle », privée de rêve – un paradoxe pour l’anti-héros de Cervantes !

BB