Chroniques

par laurent bergnach

Rêves d’Occident
spectacle de Jean Boillot

Théâtre de la Cité Internationale, Paris
- 8 octobre 2019
Rêves d’Occident, un spectacle de Jean Boillot et Jonathan Pontier
© arthur péquin

Que l’on ait lu l’ouvrage original de William Shakespeare (sans doute écrit en 1611, publié en 1623), vu le film de Peter Greenaway (Prospero’s Books, 1991) ou entendu les opéras de Frank Martin (Der Sturm, 1955) et de Thomas Adès (The Tempest, 2004) [lire nos chroniques du 2 février 2018 et du 27 septembre 2004, ainsi que notre critique du DVD], on se souvient que La tempête repose sur une vengeance moins cruelle que didactique : celle du duc de Milan qui, sur l’île où il survit depuis une décennie, trouve dans ses livres de magie les moyens de faire naufrager ceux qui l’ont déchu et exilé, c’est-à-dire son frère Antonio et Alonso, roi de Naples. Inspiré mais affranchi de la pièce anglaise, Rêves d’Occident élude l’arrivée de ces derniers et se concentre sur la rencontre d’un homme de science de notre temps avec les autochtones.

Ses travaux de dissection l’ayant fait bannir par le clergé napolitain, Prospero arrive sur une île avec sa fille Miranda (Régis Laroche, Cyrielle Rayet). Très vite, il ambitionne de créer Prosperia, une ville qui reflèterait ses rêves de grandeur et de partage. Quand il décide un « combat contre la disparition », soit la mort de la Mort, il doit s’allier avec Xenia (Nikita Faulon), une gosse de riches échouée sur la plage telle une sirène à la voix de diva soul. Pour en obtenir une aide financière, Prospero lui promet en mariage sa fille, laquelle préfère la fuite. Lui-même a épousé Sycorax, une femme d’abord proche de la Nature – son Ode au vent est pleine de poésie et de sagesse – avant de se muer en bourgeoise sans cervelle, et adopté son fils, Caliban (Isabelle Ronayette, Axel Mandron). Par ses lectures, Caliban prend conscience de la colonisation de sa terre, notamment lors de l’arrivée des chercheurs d’un technopole qui a déplacé les habitants. Il s’endurcit, rejette Miranda puis la viole, prend le maquis, et finit par accéder au pouvoir avec des ambitions similaires à celles de son beau-père. Désespérée mais de nouveau lucide, sa mère quitte le foyer tandis que Prospero, plus que jamais hanté par la figure de son jumeau Antonio, semble dépérir, en Lear quasi nu, sur les bord d’un lac boueux. Miranda, deux fois trahie dans l’histoire, donne naissance à Eva. Tout cela est raconté par Ariel (Philippe Lardaud), narrateur qui possède moins la grâce des elfes que l’art du bouffon – on n’oubliera pas son playback de Pavarotti chantant Nessun dorma (Turandot), salué par une pluie de plumes !

Créé en mai dernier au NEST – Centre Dramatique National transfrontalier de Thionville-Grand Est, le spectacle mis en scène par Jean Boillot repose sur un texte commandé au dramaturge belge Jean-Marie Piemme (né en 1944), lequel se tourne vers les véritables facteurs de transformation de la Nature : les sciences et la technologie. À cet égard, signalons l’importance que prend la vidéo, en noir et blanc, dans la seconde partie de soirée – Sycorax implore Caliban de se préserver, Miranda dit à Xenia ses quatre vérités, Prospero menace de s’enfermer dans une malle, chantant En passant par la Lorraine, etc. –, écho d’une télé surveillance mise dans la continuité du théâtre à l’italienne, pour « représenter le réel et lui donner l’illusion du réel », comme l’explique Boillot dans sa note d’intention.

Avec ses deux heures et quart qui passent sans générer l’ennui, cette fable sociale est tout autant un conte musical puisque Jonathan Pontier (né en 1977) l’a habillé de notes, en fameux pilier de la transversalité [lire notre chronique du 9 juin 2005]. De la scène, Mathilde Dambricourt et Lucie Delmas occupent le centre avec des instruments peu ordinaires (xylophone jouet, scie musicale, récipient d’eau, etc.), mais plus souvent les extrémités, où résonne alors une percussion douce (frottement de peau, archet sur des lames ou des rebords de cloches, bol tibétain, etc.), à l’exception de moments tendus (naufrage initial, brouille des adolescents). Parfois, elles rejoignent les comédiens pour des chorales éphémères, à base de vocalises ou de formules (scène de dissection, hymne national de Prosperia), ou laissent ceux-ci esquisser quelques airs générationnels : Je n’suis pas bien portant et La belle de Cadix pour Ariel, Diamonds et Papaoutaï pour Miranda et Caliban. Terminons avec Géraldine Keller, soprano à part entière qui incarne Liane, la domestique accablée, aussi drôle qu’émouvante – on peut comprendre le choix de cette artiste en redécouvrant sur YouTube son travail d’improvisation autour de poèmes de Paul Celan, filmé le 11 février dernier, à l’Alliance française.

LB