Chroniques

par laurent bergnach

solistes de l’Ensemble Intercontemporain
œuvre ouverte, scène ouverte

Cité de la musique, Paris
- 28 avril 2011
© makoto nomura

Annoncée par les Nord-Américains au début du XXe siècle (Ives, Cowell), développée dans les années cinquante un peu partout en Europe, la notion d’œuvre ouverte possède bien des synonymes : « aléatoire contrôlé » (Lutoslawski), « forme mobile », « indétermination », etc. Sur les traces de Jean-Yves Bosseur qui signe le programme de salle, empruntons les mots du compositeur et chroniqueur André Boucourechliev, lequel a souvent évoqué ces « formes non point fixées une fois pour toutes, ouvertes à de multiples combinaisons, parfois au hasard, ouvertes surtout à l’intervention d’un interprète libre et responsable […] qui choisit, dans les multiples itinéraires qui lui sont offerts, son propre parcours, faisant surgir un visage de l’œuvre toujours nouveau – mais toujours l’œuvre » (Preuves n°142, décembre 1962). Soit, pour le créateur d’Archipels I-V (1967-1970), une partition à l’image de cette singularité géographique et géologique « dont on découvre à chaque fois les îles suivant un autre cours de navigation, sous des angles de vision changeants, rives sans cesse nouvelles, mais surgies d’un même continent englouti […] ».

Au printemps dernier, Pierre Boulez proposait deux concerts aux allures de mosaïque [lire nos chroniques des 27 mai et 28 mai 2010]. Ce soir, la première partie du programme retrouve cette déambulation fragmentaire en proposant une quinzaine de moments musicaux – dont une majorité extraits d’une même œuvre –, qui créent l’ouverture de par leur mise en relation. À l’instar du quadrillage de lignes bleues sur la chemise de Christophe Desjardins, la scénographie elle-même transgresse les usages de la cérémonie musicale en invitant les instrumentistes à jouer aussi sur un podium central, dans les gradins de la salle ou aux intersections des allées – le tout mis en forme par Frédéric Stochl.

Tandis que s’inscrivent sur un écran géant les courbes et mots colorés de Cage, Valérie Philippin donne un premier extrait d’Aria (1959), suivi de quelques notes nerveuses, presque violentes, du Klavierstück X (1962), sous les doigts de Dimitri Vassilakis. Ein Hauch von Unzeit III (1972), pièce pour effectif variable signée Klaus Huber (de deux à sept participants), offre la flûte délicate de Sophie Cherrier entourée d’un violoncelle timide, d’un cor caressant et d’une clarinette basse assez discrète. Plusieurs emprunts à Maderna (Viola, 1971 ; Sérénade pour un satellite, 1969) et à Ligeti (Dix pièces pour quintette à vent, 1968) se croisent ensuite, desquels se distinguent un second extrait d’Aria et Toccata pour piano amplifié (1996) – dans cette pièce (très applaudie) de Francesco Filidei, les touches ne sont pas heurtées de haut en bas, mais balayées horizontalement, à un rythme soutenu, par le percussionniste. Déjà peu enthousiasmante, cette première partie tombe dans un clownesque à bailler avec Visible Music I de Dieter Schnebel, pour harpiste dirigée, et Ludwig Van (1969) de Maurizio Kagel.

Heureusement, la mise en abîme de l’ouverture s’éclipse après l’entracte, offrant plus solide que du courant d’air avec Domaines. Suite à la création de la pièce soliste à Ulm, le 20 septembre 1968, Pierre Boulez décide d’une seconde version (découverte le 20 décembre, à Bruxelles) où la clarinette interpelle à tour de rôle six groupes instrumentistes variés : sextuor à cordes (B), marimba et contrebasse (C), hautbois, cor et guitare (E), clarinette basse (F), etc. Sous la férule de Clément Power, Alain Damiens tire des billets d’un chapeau, si bien que chaque dialogue est choisi aléatoirement et que nous entendons ce soir, comme à chaque interprétation de sa trentaine de minutes, une version inédite de l’œuvre – D-E-B-C-F-A pour l’ « original », A-F-E-D-C-B pour le « miroir » –, témoignage de l’énergie et de la sensualité boulézienne.

LB