Chroniques

par bertrand bolognesi

Street Scene | Scène de rue
opéra de Kurt Weill

Opéra de Toulon
- 16 mars 2010
Street Scene de Kurt Weill à l'Opéra de Toulon : on aime !
© olivier pastor

Si tant est que l’on puisse parler d’un tout-monde en musique, l’opéra, ou les domaines du théâtre chanté en général, pourrait bien être sa terre, et en particulier l’œuvre savamment hybride que l’Opéra de Toulon donne en création française pour trois représentations. Tout est affaire de rencontres, on le sait. En 1929, le Pulitzer de l’Œuvre théâtrale couronne Street Scene, douzième pièce du brillant Elmer Rice. Dans la foulée, elle est traduite en français par Francis Carco et montée au Théâtre de l’Apollo (Paris) avant la fin de l’année. Deux ans plus tard, King Vidor l’adapte avec succès au cinéma. En 1935, Kurt Weill, célèbre compositeur berlinois exilé à Paris, s’installe définitivement aux Etats-Unis et commence bientôt à écrire pour Broadway. Après plusieurs pages que le public français put découvrir ces dernières années seulement – One Touch of Venus, Lady in the dark [lire notre chronique du 14 février 2009], etc. –, il se penche sur Street Scene dont il fait un opéra, avec la complicité de l’écrivain Langston Hughes, engagé dans le mouvement Harlem Renaissance, pour les lyrics. Nous sommes en 1947 ; Street Scene est créé à Broadway.

Pour le public européen, Kurt Weill sembla pendant longtemps devoir rester un compositeur d’opéras et de chansons de théâtre lié à Berlin, à Bertold Brecht, bien sûr, cet aspect fondateur de son style occultant la carrière américaine pourtant importante – elle couvre d’ailleurs quinze ans d’une vie qui n’en compte que cinquante, où nombre d’œuvres témoignent d’une grande activité – Der Weg der Verheißung, Knickerbocker Holiday, Railroads on Parade, The Ballad of Magna Carta, Lady in the dark, Fun To Be Free, We Will Never Die, One Touch of Venus, The Firebrand of Florence, Street Scene, Love Life, Down in the Valley, Lost in the Stars, etc. Après la diffusion par Arte, il y a une bonne dizaine d’années, de la production de Francesca Zambello à l’Opéra de Houston (1995), Street Scene gagne avec succès la scène française.

Ces quelques conversations dans un quartier pauvre de New York, où se côtoient polonais, suédois, écossais, italiens et un concierge noir – bref : que des Américains -, réunissent les thèmes de prédilection de Weill : cancaneries et médisances sur fond de crise sociale, pimentées d’un crime passionnel dont le côté sordide se trouve cruellement souligné par l’expulsion de locataires qui ne paient pas – en cela, le défilé des déménageurs et des brancardiers enlève à la mort même l’attirail de dignité qu’elle confère à d’autres. Oreille géniale qui sut tout prendre et tout transformer, Weill livrait une œuvre où se croisèrent comme tout naturellement les scansions de son cabaret d’antan, les élans lyriques de la scène dite sérieuse, les songs des musicals, un souvenir de singspiel et bien d’autres ingrédients, pour un résultat parfaitement convainquant. Le triomphe que lui réserve la salle de ce soir ne saurait mentir.

Dans une mise en scène efficace, jamais appuyée, d’Olivier Bénézech, une trentaine de protagonistes évoluent, souvent dans l’urgence, devant la façade d’un immeuble comme il y en a tant d’autres – si ce n’est que celui-ci deviendra, pour finir, celui du crime. On saluera dans sa globalité une distribution soigneusement choisie et sainement dévouée à la défense de l’ouvrage. Couple inoubliable d’Amélie Munier et Djamel Mehnane (Mae et Dick), excellents danseurs – chorégraphie de Caroline Roëlands –, Henry avantageusement impacté de Lawrence Craig, Florentins attachants de Julia Kogan et Koseph Shovelton, drôlissime communiste prosélyte de Guy Flechter, Sam au timbre clair favorisé par une projection très directionnelle d’Adrian Dwyer, Franck solidement émis de Laurent Alvaro qui affirme une composition dramatique probante par un chant qu’il sait nuancer, même dans ce monolithe qu’impose le rôle – « comme un rempart », dira-t-il de lui-même après le double meurtre. Enfin, remarquable Elena Ferrari en Mrs Maurrant : riche couleur vocale, phrasé toujours bien mené qui suggère le personnage dans son grand sens du devoir comme dans ses aspirations amoureuses, voire sa sensualité, fermeté de l’impact, rondeur de l’aigu, que demander d’autre ? Seule réserve : Ruby Hughes, pour physiquement représenter au mieux le rôle de Rose, demeure inaudible, qu’elle parle ou qu’elle chante, ce qui finit par rendre surfaite son incarnation un rien minaudière.

De bonne humeur, les Chœurs maison et le Chœur d’enfants du CNR Toulon s’acquittent plus qu’honorablement de leur mission. Au pupitre, Scott Stroman, largement aguerri à ce répertoire, dynamise les musiciens de l’Orchestre de l’Opéra de Toulon jusqu’à rendre haletante la représentation, tout en ménageant des subtilités qui révèlent une partition diablement orchestrée.

BB